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Entrevue avec Jacques Belleau, lauréat du Prix Gérald-Sigouin 2012

Le Prix Gérald-Sigouin 2012 sera remis à M. Jacques Belleau, du Cégep de Lévis-Lauzon, le 7 juin à l’occasion du colloque de l’AQPC. Auteur de nombreuses publications et communications, le lauréat a accepté de partager avec les lecteurs de l’infolettre Réseau collégial quelques réflexions sur son cheminement et ses préoccupations actuelles. 

Jacques Belleau travaille sur les thématiques des intelligences multiples depuis plus de dix ans. Parmi ses quatre publications, Mon intelligence vaut la tienne (2008) est l'ouvrage de base qui permet de prendre contact avec l'ensemble du cadre des intelligences multiples. Les intelligences multiples (2003) s'adresse aux jeunes du début du secondaire et a pour objectif d’amener les élèves à prendre conscience de leurs capacités et des perspectives qu’elles ouvrent. Regard neuf (2011) est destiné aux personnes en quête d'une voie d'avenir. Outil d'orientation, mais surtout de découverte et de valorisation, cette publication innove en proposant d'associer plus de 160 occupations à un profil d'intelligence. Enfin, Les intelligences pluriailes (2010) s'adresse aux services de garde. La perspective de travail est celle de l’éveil des différentes intelligences.

La théorie des intelligences multiples nous vient d’Howard Gardner, neuropsychologue de Harvard. Au milieu des années 80, dans le cadre de ses travaux sur des cas de pathologie à la suite d’accidents de la route, Howard Gardner a constaté que certaines zones du cerveau liées à certaines capacités étaient affectées et pas d’autres. Partant de là, il a structuré sa théorie en identifiant huit types d’intelligence. Jacques Belleau explique : « Il définit l’intelligence comme un potentiel biopsychologique des capacités, ces dernières étant contextualisées socialement. Cette conception de l’intelligence remet en question bien des choses, dont les tests qui ne mesurent pas toutes les dimensions de l’intelligence. Par exemple, un QI ne peut mesurer les relations sociales. »

Cette théorie dégage huit dimensions de l’intelligence :
1. la dimension intrapersonnelle se caractérise par la capacité de se comprendre, de discerner ses motivations, ses sentiments, ses forces et ses faiblesses, ses buts, puis d’agir en conséquence;
2. la dimension interpersonnelle est liée au désir de collaborer, elle permet d’entrer en relation avec les autres et d’identifier leurs émotions et leurs besoins;
3. la dimension linguistique ou langagière se caractérise par la capacité de comprendre et de communiquer oralement ou par écrit;
4. la dimension logique ou mathématique correspond à la capacité d’utiliser le raisonnement afin de résoudre des problèmes mathématiques et scientifiques;
5. la dimension kinesthésique ou corporelle a trait à la maîtrise du corps et des mouvements, et ce, aussi bien pour s’exprimer que pour agir avec force ou finesse;
6. la dimension musicale ou rythmique s’exprime dans la capacité à décoder un élément à caractère harmonique ou musical;
7. la dimension spatiale ou visuelle permet de percevoir et de créer des images mentales, de se situer dans l’espace;
8. la dimension naturaliste ou écologique se caractérise par un intérêt marqué pour la faune, la flore et les minéraux.

Les premières personnes qui se sont emparées de cette théorie sont des gens du domaine de l’éducation. Ils y ont vu une confirmation de certaines de leurs pratiques. Sans connaître la théorie, les praticiens y faisaient intuitivement appel. Cette théorie a généré des projets éducatifs très intéressants aux États-Unis. Mais Jacques Belleau avoue que « le Québec n’a pas fait beaucoup de développement dans ce sens. Je croyais que nous ne pouvions pas passer à côté de cela. J’y voyais aussi la possibilité d’expliquer aux professeurs l’intelligence de façon simple parce que nous avions là des concepts qui faisaient images. Cela nous permettait aussi de parler d’apprentissage, parce que chaque personne dispose d’un bagage, d’un profil d’intelligences qui interagissent. Chacun dispose donc, dans sa boîte à outils, de plusieurs façons d’aborder un problème. C’est là que ça devient intéressant pour un professeur. »

Jacques Belleau insiste sur le fait que l’intelligence est très contextualisée culturellement : « Mes acquis prennent appui sur ma culture et l’éducation que j’ai reçue. Si je me retrouve en pleine forêt amazonienne, je risque d’apparaître comme fort malhabile. Un Papou transplanté chez nous serait fort dépourvu. En fait, une société donnée valorise certaines capacités et pas d’autres. À certains moments de l’histoire, certaines intelligences étaient très importantes, par exemple l’intelligence naturaliste pour survivre dans un monde de chasse ou en pays de colonisation. À la Renaissance, on a valorisé les arts, les artistes avaient des mécènes. Nous sommes présentement dans une société très logico-mathématique. Ça explique pourquoi on compte tout. Les derniers développements en imagerie médicale nous révèlent que notre cerveau reste encore une terre relativement peu connue. On découvre plein de trucs qui confirment ce que Gardner a dit. On comprend mieux le rôle de certains neurones dans l’apprentissage ou l’interaction de deux ou trois zones du cerveau dans la réalisation d’une tâche. Ainsi, on a constaté que lorsqu’un homme parle il n’utilise pas les mêmes zones du cerveau qu’une femme. On parle maintenant des cerveaux de type féminin et masculin. »

Jacques Belleau a transféré les concepts de cette théorie au monde de la gestion : « En tant que gestionnaire, je me sers du profil d’intelligences de mes collègues au quotidien. Cela facilite la communication et valorise la personne. Je me suis aussi demandé si les organisations, constructions humaines, n’avaient pas aussi un profil d’intelligences spécifiques. J’ai constaté que c’était le cas. Quand une institution se donne un projet éducatif, elle est en mode intrapersonnel. Quand elle s’occupe de sa notoriété, de son image publique, elle exploite ses capacités interpersonnelles. Son système de comptabilité et de gestion est l’expression de l’intelligence logico-mathématique, alors que sa manière de s'exprimer relève de sa dimension linguistique. »

Et la dimension musicale, comment s’exprime-t-elle en entreprise? « À force d’observer, j’ai constaté qu’une organisation avait un rythme. Quand on dit qu’un endroit est assez “rock-and-roll”, on traduit cette dimension. La musique de fond dans un lieu public a une fonction précise. La musique apaise ou stresse. Le bruit ambiant peut susciter la détente tout comme il peut rendre malade. Dans les usines, on dit que les travailleurs tombent malades parce que le bruit ambiant finit par atteindre leur corps. Le rythme ambiant a donc des effets dans les organisations. »

Est-ce que l’on peut, à partir de là, établir des diagnostics organisationnels? « Je constate, par exemple, que certaines organisations ont des squelettes dans le placard. C’est l’intrapersonnel. Ce qui traîne et qu’on n’ose pas dire mine la culture. Tant que ça ne sera pas sorti, ça va empêcher d’agir. Certaines organisations ont des “bégaiements” ou sont dyslexiques (linguistique). En fait, je pars des pathologies humaines et j’essaie de faire le transfert dans les organisations, et ça marche. Des organisations incapables de regarder autour d’elles, de prendre la mesure de leur environnement, ça existe. Seraient-elles affligées du syndrome d’Asperger? Il y a là une perspective de travail qui innove et permet de comprendre les organisations dans une perspective écologique. Les personnes qui œuvrent au sein des organisations ont huit intelligences; il y a des chances qu’elles veuillent les utiliser au quotidien. Les intelligences multiples nous amènent à regarder les choses autrement. J’ai créé un site Web (http://multintelligents.info/) qui permet faire le lien et de mieux comprendre les ramifications de cette approche. »

Dans une recherche précédente, il a fait le lien entre l’orientation et les profils d’intelligence. « Nous avons appliqué cette théorie à un grand nombre de professions. On s’est amusés à décrire les trois dominantes pour chaque profession. Les conseillers en orientation commencent à utiliser ce matériel, notamment avec les décrocheurs, pour valoriser leurs forces. Le résultat se trouve dans Regards neufs, un ouvrage publié sous forme de plaquettes, une qui s’adresse au participant et l’autre à l’intervenant qui anime. L’approche peut être pratiquée aussi en groupe. Je cherche à rendre tout ce matériel très utilisable au quotidien.

« Dans les services de garde, des outils d’observation ont été développés afin de stimuler différentes dimensions chez l’enfant, le cerveau étant, à cette étape de la vie, toujours en développement et en croissance. Comment peut-on stimuler les huit dimensions? Il faut, avant tout, s’attarder à multiplier les activités qui vont couvrir les différentes dimensions. Nous avons développé des outils pour que les intervenants puissent s’en servir de façon très concrète et avoir un résultat et un impact éducatif qui laissent des traces dans le cerveau en construction.

« La neuropédagogie s’inspire des sciences cognitives qui nous donnent des informations qu’il faut utiliser en classe. Un professeur du collège travaille actuellement sur les émotions et l’apprentissage. Un autre collègue s’intéresse au sommeil et à l’apprentissage. C’est déterminant, parce que le cerveau durant le sommeil rejoue la séquence. On sait que la répétition est source d’intégration. Il faut donc prendre cela en considération. Différentes recherches mettent en évidence que, si on voulait respecter le rythme circadien des jeunes, on ne commencerait pas les cours au cégep à 8 h, mais bien à 10 h, les deux premières heures de cours n’étant pas très productives.

« C’est fascinant tout ce qu’on est en train de découvrir sur le cerveau et qui va influencer la pratique quotidienne du pédagogue. J’ai lu récemment que, lorsqu’une personne est fatiguée, un certain nombre de ses neurones tombent en dormance. Comment peut-elle apprendre dans ces conditions? Toutes ces découvertes sur le cerveau sont susceptibles de rendre notre travail plus efficace. On va pouvoir cibler à l’instar des publicitaires qui s’emparent de ces études et utilisent ces travaux pour “manipuler ” nos cerveaux de consommateurs. Le neuromarketing existe déjà, alors que la neuropédagogie est au berceau.

« Somme toute, comme je considère qu’un pédagogue est quelqu'un qui va passer à l’acte, qui ne restera pas au niveau du concept, ma préoccupation est de me demander comment faire atterrir une telle théorie. Est-ce que je peux utiliser cela dans mon quotidien? Ce serait quoi l’impact? »

Interrogé sur sa réaction à la nouvelle qu’il était retenu cette année comme lauréat du Prix Gérald-Sigouin, Jacques Belleau dit avoir été sous le choc : « Je ne m’y attendais pas. Le dossier de candidature a été soumis par des collègues. Entre l’évaluation de l’appréciation de ces derniers et le jugement d’un groupe de personnes, il y a une marge. Au fond, on ne voit pas ce que l’on fait. Je ne fais pas mon travail pour la reconnaissance, je le fais par passion. Dans la liste des gagnants de ce prix, il y a des gens que j’admire beaucoup. Des personnes comme Ulric Aylwin ou Gaston Faucher et plusieurs autres qui ont contribué directement à ma formation (comme N. Tremblay, J.M. Morand et J. Trudel). Il me semble que je n’ai pas atteint ce niveau d’excellence. Le choc est maintenant passé et j’accepte humblement cette reconnaissance du travail accompli. Je remercie mes collègues qui ont soumis ma candidature. »

L’équipe du Portail félicite Monsieur Belleau pour le prix qui lui est décerné et lui souhaite bonne continuation dans ses travaux.

Entrevue réalisée par M. Alain Lallier, mai 2012.






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