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Les étudiants face à la radicalisation religieuse conduisant à la violence : mieux les connaître pour mieux prévenir

 

Directeur de recherche : Frédéric Dejean (IRIPI – Collège de Maisonneuve); chercheurs : Sarah Mainich (IRIPI – Collège de Maisonneuve); Bochra Manaï (Université de Montréal) et Leslie Touré Kapo (INRS-UCS).

 

 

En juin 2015, le gouvernement du Québec confiait à l’Institut de recherche sur l’intégration professionnelle des immigrants du Collège de Maisonneuve le mandat de mener une recherche-action dans le cadre du Plan d’action gouvernemental sur la radicalisation (La radicalisation au Québec : agir, prévenir, détecter et vivre ensemble). Ce projet était composé de deux volets : 

- une enquête sur le terrain dont l’objectif était d’identifier des « zones de fragilité » qui constituent un terreau propice à la radicalisation religieuse conduisant à la violence. L’enquête a pris la forme d’entrevues menées auprès d’une trentaine d’étudiants (2/3 d’entre eux issus de l’immigration), de deux groupes de discussion avec des étudiants, ainsi que d’entrevues menées avec des enseignants (11) et des intervenants (6). Les résultats de cette enquête sont présentés dans un rapport disponible dans sa version intégrale sur le site de l’IRIPI (iripi.ca)

- la mise sur pied d’activités qui serviront de base à la création d’un guide à l’intention des acteurs des établissements scolaires; ce guide sera disponible en juin 2016.

Dans la littérature, on constate que le terme  de  radicalisation génère  une impressionnante quantité d’occurrences qui ne réfèrent pas à une définition unique, malgré le fait qu’elle se soit précisée avec l’usage.  La « radicalisation » est-elle un concept éclairant ou une source de confusion? Les risques de stigmatisation exprimés lors des entrevues d’enseignants et d’étudiants ont conduit les chercheurs à effectuer un pas de côté par rapport à la thématique de la radicalisation – mais c’est pour mieux y revenir – et à questionner la construction de l’identité sociale des étudiants, notamment ceux issus de l’immigration. 

C’est dans cette perspective de psychologie sociale que nous avons formulé notre hypothèse centrale : il existe des zones de fragilité (c'est-à-dire des expériences sociales vécues négativement par les individus, qui peuvent déboucher sur une souffrance morale et psychologique) qui sont un terreau favorable à la radicalisation.

Les zones de fragilité identifiées et les pistes de prévention

Le départ d’étudiants pour la Syrie
En février 2015, les étudiants ont été sidérés face à l’irruption de l’actualité internationale dans le quotidien du Collège, suscitée par le départ d’étudiants vers la Syrie. Ces évènements, dans leur traitement médiatique et dans leur compréhension par les citoyens, constituent une zone de fragilité; les étudiants de confession musulmane peuvent avoir le sentiment d’une suspicion à leur encontre. Certains pourraient alors se replier ou chercher des réponses à leur malaise auprès de groupes radicaux.

Les répercussions individuelles des événements qui affectent un groupe de référence
La diversité de la société québécoise, plus spécifiquement montréalaise, se retrouve au sein du Collège de Maisonneuve. Les entrevues et les groupes de discussion ont démontré l’importance du groupe de référence pour les étudiants et comment les événements qui affectent collectivement un groupe ont des répercussions concrètes sur la construction de l’identité sociale de ses membres. Lorsque le groupe de référence se trouve malmené, l’individu fait face à une situation d’ « incertitude identitaire » qui peut être facilement exploitée par des recruteurs d’organisations radicales.

L’importance de l’institution collégiale dans la construction identitaire des étudiants
Les établissements scolaires sont de formidables outils de « vivre ensemble ». Il arrive toutefois que les valeurs, les convictions et les croyances des étudiants se trouvent en porte à faux par rapport à certains enseignements. Cette mise en tension peut constituer une zone de fragilité si les étudiants n’ont pas pleinement conscience que les enseignements n’ont pas pour but de dénigrer qui ils sont, mais d’aiguiser leur curiosité et leur sens critique. Pour éviter que les étudiants en arrivent à se fermer et à devenir imperméables à la pluralité des points de vue, il faut compter sur l’étroite collaboration des enseignants. Or, nous savons que l’une des composantes de la radicalisation est la mise en place d’une vision du monde simpliste ou manichéenne.

La multi-appartenance culturelle
Les étudiants issus de l’immigration, particulièrement ceux de deuxième génération, doivent composer avec la culture d’origine de leurs parents et celle de la société  québécoise, montréalaise et collégiale. Il peut arriver que  la tension entre la culture d’origine et celle de la société d’accueil constitue une zone de fragilité; les situations de conflit identitaire vécues par les individus sont des zones de fragilité qui peuvent être adroitement exploitées. Apprendre à bien vivre la multi-appartenance culturelle peut influencer positivement la démarche identitaire.

L’image négative de l’Islam dans la société
La  pratique religieuse remplit des fonctions sociales et identitaires. L’image dégradée de l’Islam dans la société est une zone de fragilité par les conséquences qu’elle peut avoir sur les étudiants de confession musulmane. L’une d’entre elles est la tentation de répondre aux critiques en adhérant à des pratiques religieuses plus rigoristes, plus « radicales », moins ouvertes aux échanges. Néanmoins, toute pratique religieuse « radicale » ne conduit pas mécaniquement à la violence.

L’identité québécoise fragile
Qu’est-ce qu’« être québécois en 2016 » et qu’est-ce que ce que cela signifie pour les étudiants? Dans nos entrevues, certains étudiants issus de l’immigration témoignent du fait qu’ils ont dû mal à se sentir pleinement québécois, notamment parce qu’ils se trouvent régulièrement renvoyés à leurs origines. Cela provoque un déficit de citoyenneté qui peut être considéré comme une zone de fragilité. Cette mise à la marge de l’identité québécoise peut encourager les individus à rechercher des appartenances alternatives, notamment auprès de groupes radicaux violents.

Pistes de prévention primaire

En prémisse du Guide d’outils de prévention destiné aux intervenants des établissements scolaires qui sera disponible en juin, nous avons identifié quelques pistes de prévention primaire.

Recueillir la parole étudiante 
Il est indispensable que l’ensemble des positions en présence puisse être entendu, de façon à éviter le sentiment de frustration ou de mise à l’écart chez certains étudiants. Pour le permettre, on peut penser à offrir des temps et des espaces pour que l’ensemble des étudiants puissent s’exprimer et partager leurs points de vue, sentiments et réactions face à des évènements ou à des situations. Cela va au-delà de la simple consultation, mais s’appuie sur l’idée que l’étudiant est en quelque sorte un « expert » de la condition étudiante et, qu’à ce titre, il souhaite être entendu et pris au sérieux.

Offrir des espaces de convergence 
La structuration de l’espace collégial (et probablement de n’importe quel établissement d’enseignement) est organisée entre, d’une part, les étudiants (les « jeunes ») et, d’autre part, le personnel (« les adultes »). Parler d’ « espaces de convergence », c’est insister sur le nécessaire dépassement des rôles institutionnels des différents acteurs, pour mettre de l’avant ce qui rapproche et lie l’ensemble des membres de la communauté collégiale. On pourrait faciliter  la circulation des idées et contrecarrer la polarisation des positions qui est l’un des ressorts de la propagande.

Diffuser les initiatives locales gagnantes 
Selon les propos recueillis,  les cégeps disposent de ressources potentielles propres au déploiement d’une dynamique institutionnelle stimulante et éclectique. À cet effet, les moments de crise doivent aussi être des opportunités d’actions et d’expérimentations qui sortent des sentiers battus et partent d’initiatives locales.
Mettre de l’avant le caractère perméable des groupes culturels
Les entrevues ont montré que la circulation entre les groupes aide les étudiants à acquérir ce que nous pourrions appeler de la « souplesse identitaire », au sens où leur groupe d’appartenance n’est pas un système clos, mais leur donne au contraire l’assurance nécessaire pour aller à la rencontre des autres. Cette circulation est un rempart à la tentation du repli identitaire qui est une des composantes du processus de radicalisation.

La salle de classe comme pivot 
La classe est un lieu privilégié et elle doit être mise au centre des dispositifs de prévention de la radicalisation. Les enseignants doivent être outillés pour aborder sereinement cette problématique et ainsi éviter une stratégie d’évitement mal interprétée par les étudiants qui pourraient être tentés d’aller chercher des espaces de discussion alternatifs, notamment auprès de groupes radicaux. Les enseignants ou les intervenants peuvent être des pôles de référence forts pour les étudiants.

Discuter de la place des faits religieux dans l’espace institutionnel 
La pratique religieuse offre à certains étudiants des repères, un cadre pour guider leur action et se construire, autant comme individu que comme citoyen. Il s’agit donc de prendre acte de cet état de fait et d’agir de façon à ce que ces étudiants puissent pratiquer leur religion, dans la mesure où celle-ci n’entre pas en contradiction avec les valeurs de la société québécoise et le code de vie des établissements.

Participer à la formation des citoyens 
La formation citoyenne fait partie de la mission des cégeps, c’est pourquoi il est nécessaire de tenir compte du vécu des étudiants pour lesquels la construction de la citoyenneté est plus difficile. La prévention de la radicalisation passe donc également par des activités, adaptées à la réalité des étudiants, qui mettent de l’avant le caractère pluriel et évolutif de l’identité québécoise. Rappelons le consensus à l’effet que la propagande djihadiste exploite adroitement le sentiment de mise à l’écart de la communauté nationale.