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Le devis ministériel des programmes, un outil parfois mal compris et mal utilisé

M. Robert Howe, consultant en pédagogie de l'enseignement supérieur, spécialiste en évaluation.

Ou : Lorsque vous achetez une nouvelle tondeuse, lisez-vous le manuel de l’utilisateur?

Mon sous-titre paraîtra incongru, peut-être loufoque. Mais il m’est arrivé récemment de découvrir que des enseignants utilisent les devis ministériels1. de programme comme on  utilise spontanément cette tondeuse neuve : on présume qu’on sait comment ça marche et on démarre sans se préoccuper de lire le manuel. Ou le devis. On ouvre directement sur les pages des fiches d’objectifs et standards, on déploie ces fiches dans le programme du collège et on se met à l’ouvrage dans la rédaction des plans cadre et des plans de cours. Mieux : plusieurs nouveaux enseignants recevront, avec toute la bonne foi d’un accueil bienveillant, un cadeau de bienvenue : on leur remettra le plan cadre, voire un plan de cours déjà fait, on les accompagnera dans la préparation des plans des cours qu’on leur attribue. Mais dans plusieurs collèges les enseignants ne sont pas explicitement invités à s’approprier le devis ministériel du programme auquel ils contribueront. Le devis est là, il est disponible, on leur dira que la fiche décrivant l’énoncé de compétence et les éléments de compétence ainsi que les standards provient du devis ministériel (cette fiche en deux colonnes que trop d’enseignants copient textuellement dans leur plan de cours en sachant pourtant pertinemment que c’est du charabia qui n’a pas de sens pour leurs étudiants) , mais on ne fera pas nécessairement en sorte que ce devis soit lu, compris et approprié dans son ensemble. Pour continuer dans les métaphores « terrain », c’est comme le constructeur de maison qui bâtira en suivant le plan d’architecte, mais sans connaître le plan municipal d’urbanisme.

Pourtant, ce devis ministériel de programme, c’est la genèse des programmes, c’est le mandat que la société (par le truchement de l’interprète des besoins sociaux que nous nommons « Ministère de l’éducation ») confie à l’École, c’est à dire aux acteurs des collèges.

On se demandera où diable je veux en venir. Je m’explique donc.
Depuis peu, j’ai été appelé à accompagner quatre départements d’enseignants dans des collèges distincts, avec un mandat de formation autour des meilleures pratiques pour favoriser l’équité en évaluation des apprentissages. Dans ces cas spécifiques, les collèges souhaitaient assurer que les pratiques d’évaluation soient équitables tout particulièrement lorsqu’un même cours est enseigné par plusieurs enseignants. On avait remarqué que, d’un enseignant à  un autre, il y avait des écarts parfois importants dans les notes finales. Des profs sévères, des profs généreux et d’autres entre les deux.

Dans certains départements, des clans s’étaient formés autour de conceptions parfois diamétralement opposées. Dans un cas, les uns se voyaient comme mandatés pour faire preuve de rigueur afin de s’assurer que les étudiants qui allaient être admis à l’université en sciences soient ceux qui le mériteraient et qui seraient les plus forts, les autres se donnant comme mission d’aider tous les étudiants à réussir. Ailleurs, certains orientaient leurs cours et leurs évaluations en fonction d’une élite sportive, quitte à ignorer le « p’tit gros pas motivé », alors que d’autres se voyaient comme des éducateurs de tous, quelle que soit leur état et leur motivation. Dans un autre département, un clan de « puristes» conspuait le clan des « populistes». Dans tous les cas, les uns, se disant rigoureux, accusaient les autres de materner les étudiants, les autres accusant les premiers de se donner le rôle de filtre pré-universitaire ou de filtre pour le marché du travail. Et, bien entendu, tout ceci dans un climat pas toujours jo-jo.

Une source de cohérence dans l’approche programme
Dans mon travail auprès de ces groupes d’enseignants, je me suis rendu compte de la présence d’un dénominateur commun. Chacun s’était fait sa propre idée des finalités du programme ou des intentions de sa discipline et des clans s’étaient graduellement formés autour de nuances de vision quant à leur mission éducative. 
À ma grande surprise, personne (ou presque) n’avait lu, dans le devis ministériel de leur programme, les sections qui précèdent les tableaux de compétences. Dans ces départements, le devis ministériel des programmes est mal compris, mal intégré et, de là, mal utilisé.

Entre autres, j’ai fait les observations suivantes:
• La section « Intention éducatives »2. du devis ministériel de programme n’est pas lue, n’est pas appropriée par plusieurs enseignants, notamment les plus jeunes. Ces derniers utilisent, bien entendu, les tableaux d’objectifs et standards, en deux colonnes, mais ne se sont pas approprié la philosophie du programme, le mandat général confié aux collèges par le Ministère.

• Plusieurs enseignants ne savent pas que ces textes ont été rédigés par leurs pairs, par des équipes embauchées par le Ministère lors de chantiers de mise à jour des programmes. Dans un département de formation générale, j’ai rencontré certains enseignants qui tiennent mordicus, vingt ans après l’instauration de l’approche par compétences, à leur perception que les compétences ministérielles sont écrites en fonction de  « valeurs néolibérales orientées sur les besoins des employeurs » et refusent d’y collaborer. Ceux-là, cantonnés en silo dans leur forteresse de liberté académique, sont tout surpris de découvrir que ce sont des pairs (et parfois même des collègues de leur propre département) qui ont naguère été invités par le Ministère à rédiger ces objectifs et standards ainsi que le chapitre intitulé « Intentions éducatives ». Pour certains, ce fut un chemin de Damas que de découvrir ça. Des préjugés sont tombés. Et il est permis d’espérer que des attitudes pourraient changer.

Approche programme.
Tout le monde s’entend : l’approche programme implique que les enseignants et les autres acteurs de la formation des étudiants se concertent. Les comités de programme travaillent à ce que le développement des compétences prévues au programme se fasse  en réseaux et non pas en silos. Mais une approche programme saine, riche et inspirée implique aussi que tous les acteurs de l’enseignement collégial connaissent et s’approprient les intentions éducatives du programme. C’est la couleur du programme, cela donne un sens commun à la formation.

Des pistes d’action :
Mes rencontres avec ces départements à la recherche de pratiques qui favorisent l’équité des évaluations des apprentissages lorsque plusieurs enseignants enseignent le même cours m’amènent à formuler quelques suggestions.

Dans les plans cadre que les collèges adoptent pour leurs cours, on devrait intégrer une référence explicite au chapitre du devis ministériel décrivant les intentions éducatives de chacun des programmes. Si le rôle des plans cadre est de donner un  dénominateur commun à tous les enseignants qui, eux, y prendront appui pour écrire leur propre plan de cours, les plans cadre devraient s’enrichir d’un rappel des intentions éducatives du programme auquel ils participent.

Les départements ainsi que les comités de programme devraient, régulièrement,  revoir et discuter les intentions éducatives des programmes auxquels ils contribuent. Ces activités de rappel et de mise en valeur pourraient par exemple être tenues au moins aux deux ans.

Les activités d’intégration professionnelle des nouveaux enseignants devraient inclure l’étude et l’appropriation des intentions éducatives du ou des programmes auxquels ils contribueront dans leur tâche d’enseignement.

L’équité en évaluation est un enjeu à dimensions multiples. Nous savons que ces considérations incluent, entre autres,  le contrôle des biais personnels, la stabilité du jugement professionnel, la constance dans l’utilisation des mêmes critères d’évaluation pour tous les étudiants. Lorsque plusieurs enseignants enseignent un même cours, l’équité exige aussi que les enseignants adoptent des critères d’évaluation communs, utilisent des outils équivalents et, en amont, évaluent l’atteinte des mêmes objectifs d’apprentissage, conçus dans une perception commune quant aux visées éducatives de ce qu’ils enseignent.

Dans une étude sur le comportement cognitif des correcteurs d’examens, Myford (2012)3. pose la question de savoir comment on peut juger de l’intégrité et de l’équité du jugement professionnel des enseignants lorsque ceux-ci évaluent des compétences complexes via des productions, travaux, dissertations, stages, etc. Son étude l’amène à suggérer que l’on pourra faire confiance aux jugements des enseignants ainsi qu’aux inférences qu’ils feront sur la compétence des étudiants si on s’appuie sur certains postulats concernant le comportement des évaluateurs lors de l’évaluation. Parmi ces postulats, celui qui est en jeu ici est celui de « l’interchangeabilité » des évaluateurs. Selon ce postulat vers la confiance, les évaluateurs sont interchangeables.  Les variables « qui évalue?», « quand on évalue ?» et « où on évalue? » ne jouent pas. Ce principe implique que les enseignants qui partagent la tâche d’enseigner un même cours doivent avoir une vision partagée des intentions éducatives de ce cours. Sur ce, le devis ministériel du programme s’avère une source qu’il ne faut plus négliger. 


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Tout commentaire ou suggestion de votre part sera bienvenu. Vous pouvez adresser vos commentaires à howerobert@sympatico.ca
Rédacteur : Robert Howe, consultant en pédagogie de l'enseignement supérieur, spécialiste en évaluation

NOTES :

  1.Certains nomment ces documents « description ministérielle de programme ». Dans les suites de l’implantation des mesures de renouveau de l’enseignement collégial, en 1993, l’expression « devis ministériel de programme » est graduellement entrée dans la culture des établissements.

  2.D’un devis à l’autre, diverses appellations annoncent les intentions ministérielles du programme ou de la discipline ou suggèrent une vision qui devrait être rassembleuse. On trouve : « Objectifs du programme », « Buts du programme », « Intentions éducatives », « Buts disciplinaires », « Buts généraux du programme », « Visées de formation ».

3.Myford, C. M. (2012), Rater Cognition Research: Some Possible Directions for the Future. Educational Measurement: Issues and Practice, 31: 48–49.






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