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Pour une politique pluraliste de la philosophie au Québec

 

 

                   Georges Leroux

Professeur émérite au Département de Philosophie de l’Université du Québec à Montréal, où il a enseigné la philosophie grecque de 1969 à 2006, Georges Leroux est d’abord connu comme helléniste et traducteur (Platon, La République, Flammarion GF, 2004). Au cours des dernières années, il s’est intéressé à plusieurs grands dossiers de philosophie publique, en particulier dans le domaine de l’éducation au  pluralisme. Engagé dans la promotion de la laïcité scolaire, il a travaillé à l’élaboration du nouveau programme d’Éthique et de culture religieuse (Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Fides, 2007). Son essai sur le pluralisme paraîtra au Boréal en 2016 (Différence et liberté. Enjeux contemporains du pluralisme). Il est membre de l’Académie des Lettres du Québec et de la Société royale du Canada.

Le 19 novembre dernier, était lancé officiellement  le livre L'enseignement de la philosophie au cégep; Histoire et débats . Georges Leroux signe la postface du livre sous le titre: "L'enseignement de la philosophie au Québec: Enjeux démographiques et perspectives d'avenir". Le Portail a soumis à l'auteur 4 questions. Voici les réponses.

"Le besoin de philosophie est immense, il est omniprésent"

Question Portail: Les remises en question récurrentes des cours obligatoires de philosophie pour tous les étudiants du collégial peuvent expliquer les positions de défense et de repli sur les acquis. Vous invitez plutôt la communauté philosophique à « sortir de la forteresse ». Pourquoi?

L’histoire de l’enseignement de la philosophie dans nos cégeps est riche de leçons. Nous y sommes témoins, pour l’essentiel, d’un engagement sans failles pour la cause d’une éducation humaniste, au service de la formation de la personne. Avec le temps cependant, les exigences de cet engagement ont lentement érodé la motivation des enseignants : d’une période d’enthousiasme créateur, on est passé, suite aux assauts répétés des administrations, à une position défensive. Dans sa belle conférence à la réunion de la NAPAC, en septembre dernier, Guy Rocher nous a fait part de son diagnostic sur le cadre général au sein duquel ce phénomène peut être interprété. Selon lui, les phases d’innovation créatrice dans une société acquièrent avec le temps une forme de « naturalité », on en vient à les considérer comme l’état naturel de l’institution et de la culture. Or, ce n’est jamais le cas : ces phases sont destinées à retomber, et c’est ce moment de repli qui induit une attitude surtout défensive. Cette analyse m’a beaucoup intéressé; comme Guy Rocher, je pense que l’institution philosophique dans nos cégeps relève d’un dynamisme originel, dont le Rapport Parent constitue pour ainsi dire le réacteur. Quand nous relisons les études réunies par Pierre Després, nous voyons comment le processus de légitimation de l’institution de l’enseignement de la philosophie au sein de la formation générale n’a cessé de se crisper et de se replier. Les pertes subies lors de la réforme de 1993-1994 ont consacré ce réflexe et la crainte de nouveaux assauts n’a fait que renforcer ce repli. À mon avis, il s’agit d’une attitude tout à fait compréhensible, mais qui ne correspond pas à la situation. Comment en effet devons-nous caractériser la situation de la philosophie dans la culture actuelle? Avec le recul de la religion catholique et l’affaissement des idéologies politiques, la philosophie est devenue le seul espace où peut encore se développer une réflexion commune sur les questions normatives ou ultimes : finalités du vivre ensemble, éthique, critique des technologies, recherche du sens dans tous les domaines de la culture. Ma lecture accepte le diagnostic de Guy Rocher : nous sommes dans une phase de retour à la « normale », c’est-à-dire d’affrontement des contraintes du réel. Les utopies éducatives laissent la place à une forme généralisée de mercantilisme. Pour lutter contre cette érosion, la philosophie doit développer de nouveaux outils, inventer de nouvelles formes, réinvestir des champs dont elle s’est vue exclue au cours des vingt dernières années. Le besoin de philosophie est immense, il est omniprésent, et les enseignants des cégeps sont sur le front pour le combler auprès des jeunes qu’ils accueillent. Sortir de la forteresse, c’est donc ne pas se contenter des trois cours actuels, c’est accepter de prendre l’air du temps et aller à la rencontre de nouvelles exigences.

Pour une politique de la philosophie

Question Portail : Vous plaidez pour une politique de la philosophie. Qu’est-ce que cela signifie?
Cette expression nous vient de la théorie critique et je la trouve exemplaire. Jacques Derrida en a fait le cœur de ses luttes au sein du GREPH et il y est revenu dans son travail sur l’université. Quand nous considérons en effet la place du Québec sur ces questions, et que nous nous comparons à ce qui se fait ailleurs dans le monde (j’esquisse cette comparaison dans le texte de ma postface), nous sommes surpris : le Québec est le seul endroit au monde où un ministère de l’éducation maintient une pyramide aussi élaborée d’enseignement de la philosophie et d’éducation normative. Je réfère ici à la continuité qui relie le programme d’Éthique et culture religieuse, offert sur tout le cours primaire et quatre des cinq années du secondaire, et les trois cours de philosophie du collégial. Aucun autre pays ne fait aussi bien, et nous devons en être fiers. Nous en sommes redevables aux concepteurs du rapport Parent, d’une part, et plus récemment aux artisans de la déconfessionnalisation du système scolaire, qui n’ont pas voulu laisser vide la place de l’enseignement religieux et moral. J’en prends acte et, ce faisant, je constate une volonté politique clairement affirmée, et réaffirmée à travers divers gouvernements depuis 1967, de maintenir cet espace critique et normatif comme lieu essentiel de la formation de la jeunesse. Les deux transitions critiques que furent le Rapport Parent et les États généraux conduisant au Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) constituent à cet égard des décisions majeures, et pleinement réussies. L’État québécois s’engage dans la promotion d’un humanisme civique et il fait des questions normatives (nature de la justice, du bien, etc.) le cœur de ce que j’appelle, après Derrida, Habermas et Honneth, une politique de la philosophie. D’autres pays ont pris d’autres chemins. L’exemple de l’Allemagne se situe à l’opposé : non seulement la laïcité scolaire n’a-t-elle jamais été introduite, les enfants recevant un enseignement religieux et moral selon un modèle multicommunautaire, mais il n’y a aucun enseignement obligatoire de la philosophie. Mesurons notre chance, admirons surtout notre détermination au cours des dernières décennies. Rappelons aussi le pouvoir critique de la philosophie, sachant que la première mesure des régimes totalitaires est toujours de supprimer l’enseignement de la philosophie. Un État qui, comme le nôtre, promeut l’éthique et la critique se donne à lui-même les conditions de la justice.

Une politique pluraliste de la philosophie

Question Portail : Pourquoi faut-il mettre de l’avant une politique pluraliste de la philosophie au Québec?

Le maître mot ici est évidemment celui de « pluralisme ». Nous sommes bien placés au Québec pour en comprendre la signification. Nous sommes en effet passés d’une époque consensuelle et hégémonique, où une seule philosophie dominait toute la formation de l’élite des collèges classiques, à une époque plurielle, où la diversité est le fait central dans le travail de la pensée. Nous mesurons mal, et avec beaucoup d’imprécision, les conséquences de cette évolution. Quand nous relisons les magnifiques travaux d’Yvan Lamonde sur l’historiographie de la philosophie au Québec, nous voyons que, malgré quelques débats internes, comme le débat du libéralisme au 19e siècle, l’exercice de la philosophie a été dominé par une philosophie de manuels consacrant le règne de la néoscolastique. On peut aujourd’hui saluer certains penseurs marginaux, comme Jacques Lavigne, mais il faut attendre Fernand Dumont et Claude Lévesque pour accéder à une philosophie en prise sur le réel dans sa diversité. Une philosophie problématique, remplaçant une philosophie dogmatique. Dans son texte important de 1964, dans la revue Parti Pris, Jacques Brault avait exprimé cet étouffement.

Or, aujourd’hui, nous sommes aux antipodes de cette unanimité écrasante : nos départements universitaires représentent la quasi totalité des courants internationaux et contribuent de manière exemplaire à la discussion mondiale des grandes questions. Bref, nous sommes entrés à pieds joints dans le pluralisme philosophique contemporain. Cette situation a pour effet de rendre impossible tout retour à une hégémonie, et rien n’est plus absurde que les craintes parfois exprimées d’une domination de la philosophie analytique ou anglo-américaine. Tous les courants sont emportés par un mouvement de diversification des approches et des questionnements, il suffit de feuilleter quelques grandes revues pour le constater. Faut-il agir sur ce pluralisme, faut-il l’encourager? Même cette question est en porte-à-faux sur la situation. La plupart des pays sont tiraillés entre l’influence de penseurs nationaux et la discussion universelle qui se développe sur divers réseaux. Une politique pluraliste de la philosophie, cela signifie donc d’abord l’acceptation du pluralisme et le projet de s’y engager. Car le pluralisme, comme John Rawls et Richard Rorty l’ont fait valoir, n’est pas seulement la description du fait de la diversité ou de la pluralité des pensées, mais aussi et surtout la doctrine normative qui défend l’importance du pluralisme de fait. Ce point est majeur.

Nos démocraties se nourrissent de la différence des visions du monde et du bien, et leur vitalité dépend pour l’essentiel du soutien qu’elles accordent aux outils de la délibération commune : journalisme, médias, éducation normative, organismes communautaires. Le pluralisme est de ce fait une valeur à encourager, et non un obstacle à vaincre. On peut regretter les hégémonies d’autrefois, mais ce serait une erreur que de chercher à les reproduire. Je suis donc, par principe, opposé à ce qui serait une politique unitaire de la philosophie, favorisant une pensée plutôt qu’une autre, voire un encyclopédisme, et je crois nécessaire de soutenir dans nos cégeps tous les efforts pour vivifier la recherche, la réflexion critique alimentée à toutes les sources contemporaines de la philosophie. Bien sûr, nous ne sommes pas nombreux, mais nous savons que nous pouvons compter sur une société qui a toujours soutenu l’effort philosophique. Je me souviens des réunions et manifestations lors des luttes contre la réforme Robillard : ce n’était pas une lutte corporatiste, c’était toute une nation qui disait en gros « laissez-nous les instruments de liberté et de réflexion que nous avons acquis depuis la révolution tranquille ». Cette requête pluraliste, il appartient aujourd’hui aux enseignants de cégep de la maintenir et de la renouveler.

Les chantiers à mettre de l'avant

Question Portail :  Quels sont les chantiers à mettre de l’avant pour faire avancer une telle orientation?
Ils sont très nombreux et le premier, à mes yeux, demeure l’innovation curriculaire. Les travaux de Martha Nussbaum, une philosophe de Chicago qui a été mandatée pour visiter une centaine de grands collèges américains et qui a publié en 1997 les résultats de son enquête (CultivatingHumanity, Harvard, 1997) peuvent nous inspirer. Les cégeps disposent d’une grande autonomie, malgré le dispositif des trois cours assujettis à des devis ministériels. Je ne propose pas de renoncer à ces devis, qui sont aux yeux de plusieurs des remparts inexpugnables dans la situation actuelle. Je propose au contraire de les revoir, de les réinsérer dans des séquences ajustées à la diversité des programmes, de reprendre partout où cela est possible la création de cours complémentaires, de faire toutes les alliances avec les collègues d’autres disciplines, qu’il s’agisse de la littérature, des sciences humaines ou des sciences. Actuellement, tous les parcours sont formatés au millimètre. Cette situation doit changer, il faut réinsérer de la pensée et de la réflexion, il faut réintroduire la dimension historique (qui sert de matrice à la séquence de nos trois cours), bref il faut secouer la baraque. Plusieurs cégeps font déjà ce travail de manière silencieuse, je pense que s’ils se réunissaient et si la coordination provinciale jouait vraiment son rôle (pas mettre le couvercle sur la marmite, mais au contraire relayer au ministère la créativité curriculaire), nous serions témoins d’une formidable réinterprétation de notre tradition pédagogique.

Le rapport Demers nous laisse prévoir une sorte de mise au pas de la formation générale pour servir le marché du travail. Nous pouvons prendre les devants et dire comment nous percevons les besoins de ce marché, sa demande d’éthique et de normes, ses exigences de sens. Nous pouvons dire aussi comment nous pouvons répondre à ces exigences et proposer du nouveau. Les chantiers sur lesquels les quelque mille enseignants de cégep en philosophie peuvent intervenir sont passionnants, et je sais pour les connaître qu’ils pourraient y contribuer de manière extraordinaire.

Enfin, et c’est une perspective qu’il ne faut pas oublier, la contribution à l’éducation civique nous laisse entrevoir un défi d’intégration avec la formation au secondaire. On peut attendre beaucoup de la formation en éthique et culture religieuse, qui pose les balises de l’approche argumentative et qui présente une introduction à la réflexion éthique dans un cadre pluraliste. Nous aurons donc un énorme travail d’intégration à faire, pour donner à cette riche continuité tout son potentiel formateur. Cela suppose, et c’est un chantier en soi, la mise sur pied de projets interordres, et je sais que le groupe « Philosophie, éducation et société » y travaille fort dans le moment.






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