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L’Épreuve uniforme de français au collégial : parcours déterminant ou défi stimulant ?
Par Thérèse Lafleur
Le Mémoirei déposé par la Fédération des cégeps lors de la consultation sur le projet de loi no 96 Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le françaisii affirme d’entrée de jeu que : « pour faire avancer le Québec, s’il est une question où il est nécessaire de rassembler et de mobiliser l’ensemble de la population, et en particulier la jeunesse, c’est bien celle de la valorisation de la langue commune. Et, dans le domaine de l’enseignement supérieur, des mesures positives de valorisation et de promotion du français sont de nature à susciter davantage l’adhésion que ne le sont des contraintes à l’admissibilité. »
En ce sens, l’épreuve uniforme de français (EUF) représente-t-elle une contrainte ou une mesure positive d’accessibilité au Diplôme d’études collégiales (DEC) et, conséquemment, aux études universitaires ou au marché du travail ?
Comme l’explique le sociologue Guy Rocher dans le Devoiriii: « Le problème fondamental des 45 dernières années, c’est que nous n’avons pas su lier la langue française et la culture d’un Québec français. »
En ce sens, Bernard Tremblay, président-directeur général de la Fédération des cégeps pose la question : « Sommes-nous suffisamment préoccupés collectivement par la qualité et le prestige de notre langue commune et de notre culture, dont elle est indissociable, pour en donner le goût à nos jeunes ? » dans sa communicationiv publiée dans Le Devoir.
Dans son Mémoire, la Fédération des cégeps recommande donc la création d’un chantier avec le ministère de l’Enseignement supérieur pour revoir l’intention et la nature de l’épreuve uniforme de français, et ce, dans la perspective de favoriser la réussite éducative au collégial.
Parcours du combattant ou défi stimulant ?
Au Québec, la maîtrise du français est jalonnée de mesures de performance. Avant d’intégrer l’enseignement supérieur, les élèves doivent réussir l’épreuve unique de français (EUF) de 5e secondaire. Une exigence pour l’obtention du Diplôme d’études secondaires (DES) préalable au collégial. Une épreuve que les élèves passent haut la main en ce qui a trait à la pertinence, à la clarté et à la construction des phrases, mais dont la réussite en orthographe se réduit 50 %.v
Une fois admis au collégial, les étudiants bénéficient d’une panoplie de ressources et de mesures pour soutenir leur apprentissage de la langue commune. Rappelons qu’au collégial, sans faire trêve du français, c’est la littérature qu’on enseigne. Considérons aussi que la qualité du français est constamment balisée et mesurée par la Politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages (PIEA) ainsi que la Politique de la langue française de chaque collège.
Il faut savoir qu’à la base, pour obtenir son Diplôme d’études collégiales (DEC), l’étudiant doit passer le test de l’épreuve synthèse de programme (ESP). Cette évaluation atteste de l’acquisition des compétences et des apprentissages de son programme tout en considérant, en continu, sa capacité de s’exprimer en français. Bref, la qualité du français est en constante évaluation, sinon évolution, au sein des communautés collégiales. Force est pour l’étudiant de constater que faute d’un français adéquat, sa réussite est en péril.
Enfin, le ministère de l’Enseignement supérieur décerne le DEC uniquement aux étudiants ayant passé avec succès l’épreuve uniforme de français(EUF). Un examen dont la réussite est une exigence sine qua non comme l’a précisé en entrevuevi Jean-Denis Moffet, alors responsable de l’élaboration et de la validation de l’épreuve uniforme de français.
Depuis son instauration, les taux de réussite à l’EUF oscillent d’ailleurs autour de 81 % et 86 %. Les échecs (+- 15 %) sont attribuables essentiellement au français écrit, à l’orthographe et à la grammaire, dans le critère Maîtrise de la langue. Dans les sous-critères reliés à la « Maîtrise de la langue » soulignons que pour obtenir la note de passage, un étudiant doit faire moins de 31 fautes en rédigeant une dissertation de 900 mots à partir de textes littéraires dans un délai de 4 h 30.
Source : Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieurvii
Donc l’EUF se présente comme le parcours du combattant pour certains étudiants alors que d’autres affronteront ce défi avec élan. Des a priori qui jouent sur la perception de la langue commune.
La quadrature du cercle
Préparer, administrer ou subir l’EUF exige beaucoup tant des cégépiens que de la communauté collégiale. Chaque session, les collèges mobilisent leurs équipes pour opérationnaliser l’administration de l’EUF aux étudiants pour qui c’est une première ou une reprise. Après la passation de l’EUF s’en suit la correction à l’échelle du Ministère. Autant de ressources et d’efforts consentis pour que, trois fois l’an, le temps s’arrête afin que l’EUF fasse son œuvre.
Au final, l’EUF permet au ministère de l’Enseignement supérieur d’évaluer la capacité de s’exprimer dans un français de qualité de tous les aspirants au DEC dans un établissement francophone. Des étudiants dont les apprentissages préalables du primaire et du secondaire peuvent avoir laissé des stigmates en orthographe et en grammaire.
Parallèlement la réussite au collégial est le sujet de l’heure et l’objet du Plan d’action pour la réussite en enseignement supérieur 2021-2026 du Ministère. Tous les chantiers visent à augmenter les taux de réussite au collégial qui stagne depuis trop longtemps selon l’avis général. Alors, comment faire de la maîtrise du français un levier de cette réussite pour un plus grand nombre ?
Possiblement en intégrant des technologies performantes pour accompagner les étudiants. Un récent sondage mené par KPMGviii abonde dans ce sens, quatre étudiants canadiens sur cinq souhaitent une éducation postsecondaire qui correspond à leurs habitudes numériques. « À cet égard, il y aurait peut-être lieu d’envisager l’utilisation d’un logiciel comme Antidote comme objet d’apprentissage et d’enseignement dans le cadre des études collégiales afin que les étudiantes et les étudiants deviennent des correcteurs performants de leurs productions écritesix » suggère le président-directeur de la Fédération des cégeps, Bernard Tremblay. « Sans que l’usage de cet outil du XXIe siècle ne vise expressément à faciliter la réussite l’EUF, ce pourrait être une pratique porteuse qui figure d’ailleurs parmi les pistes d’action émanant d’un vaste chantier sur la réussite que la Fédération des cégeps a lancé en 2018. L’ensemble de ces voies d’action est présenté dans le Rapport La réussite au cégep : regards rétrospectifs et prospectifs.x
Une perspective historique de l’EUF
Retraité du Cégep de Trois-Rivières, le professeur de littérature Michel Bélanger rappelle le cheminement de l’EUF au fil du temps. Il raconte que c’est sous la pression des universités et de grandes entreprises que la formule de l’examen ministériel de français de 5e secondaire a été transposée au collégial en 1993-1994. L’avènement de cette épreuve préalable suscitait alors l’incrédulité des profs de littérature des cégeps : quel rapport avec nous ?
En 1996, la réforme de l’enseignement collégial amena la constitution d’un fonds culturel commun à tous les cégépiens. C’est ainsi que les cours d’anglais ont été ajoutés à ceux de littérature, de philosophie et d’éducation physique dans un concept fédérateur de formation générale.
Monsieur Bélanger précise que les nouveaux contenus imposaient l’enseignement progressif de l’analyse et de la dissertation dans les cours de littérature. La table était donc mise pour concevoir une épreuve uniforme évaluant les acquis en dissertation et français écrit.
Et c’est tout un débat qui a été lancé tant au sein des départements de littérature que dans les associations professionnelles ou lors des rencontres de coordination provinciale. Sacrifiait-on la littérature sur l’autel de la marchandisation des études collégiales ? Secondarisait-on le cégep par ce test de français ?
Monsieur Bélanger considère que l'instauration d'un fonds culturel commun en 1996 a permis aux étudiants d'entrer en contact avec des oeuvres littéraires et philosophiques marquantes du Québec, de la France et de l'Occident. Selon lui, cela représente une grande avancée pour la société québécoise francophone.
L’avenir de l’épreuve uniforme de français
Force est de constater que les positions actuelles sur l’EUF divisent et incitent à la réflexion. Est-il équitable d’administrer une seule épreuve au sein de cégeps francophones ultrapréparés et de collèges anglophones qui le sont moins ? Le projet de loi no 96 peut-il engendrer deux examens et générer un superdiplôme qui reconnaît une double compétence ?
Dans le cadre des auditions de la Commission de la culture et de l’éducation, la Fédération a dit non à l’ajout d’une épreuve uniforme de françaisxi. Lors de ces audiences, la Fédération étudiante collégiale du Québec xii (FECQ) abondait dans le même sens jugeant inconcevable la passation d’une même épreuve à des étudiants francophones qui ont bénéficié du triple d’heures de cours pour s’y préparer que ceux fréquentant un collège anglophone. Les mémoires déposés par l’English Steering Comitteexiii , la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québecxiv (FNEEQ-CSN) et la Centrale des syndicats du Québecxv (CSQ) questionnaient aussi la pertinence et l'applicabilité de cette épreuve additionnelle.
Les débats entourant le projet de loi no 96 inspireront sûrement les voies à suivre pour protéger et promouvoir la culture francophone par la maîtrise du français. Un français dont l’orthographe et/ou la grammaire se révèlent en porte-à-faux lors des évaluations de fin d’études secondaires et collégiales.
iFédération des cégeps, 5 octobre 2021 : « Mémoire sur le projet de loi n° 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français » (Consulté le 20 octobre 2021)
iiAssemblée nationale du Québec Projet de loi no 96 Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (Consulté le 20 octobre 2021)
iiiBélair-Cirino, Marco, Le Devoir, 23 avril 2021 : « Guy Rocher : Ce que je souhaite à Simon Jolin-Barrette, c’est d’être le Camille Laurin de la CAQ » (Consulté le 29 octobre 2021)
ivTremblay, Bernard, Le Devoir, 9 octobre 2021 : « Fournir un objet d’apprentissage sans niveler par le bas » (Consulté le 12 octobre 2021)
vMinistère de l’Éducation, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, 2015 : « Rapport final d’évaluation, Plan d’action pour l’amélioration du français à l’enseignement primaire et secondaire (2009-2010 et 2011) (Consulté le 12 octobre 2021)
viMaisonneuve, Huguette, Correspondance Volume 2, numéro 2, 1997 « Une entrevue avec Jean-Denis Moffet : responsable de l’élaboration et de la validation de l’épreuve uniforme de français » Correspondance Volume 2, numéro 2, 1997 (Consulté le 12 octobre 2021)
viiMinistère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, avril 2020 : « Réussite à l’épreuve de français 2018-2019 » (Consulté le 12 octobre 2021)
viiiKPMG, 12 octobre 2021 : « Sondage : Les étudiants postsecondaires veulent un enseignement numérique » (Consulté le 19 octobre 2021)
ixTremblay, Bernard, Le Devoir, 9 octobre 2021 : « Fournir un objet d’apprentissage sans niveler par le bas » (Consulté le 12 octobre 2021)
xFédération des cégeps, 7 octobre 2021 : « La réussite au cégep : regards rétrospectifs et prospectifs » (Consulté le 12 octobre 2021)
xiFédération des cégeps, 5 octobre 2021 : « Les cégeps veulent soutenir la vitalité de la langue française au Québec » (Consulté le 12 octobre 2021)
xiiFédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), 21 septembre 2021 : « Projet de Loi 96 : La FECQ Adresse ses Demandes » (Consulté le 20 octobre 2021)
xiiiEnglish College Steering Committee, 5 octobre 2021 : « LE PROJET DE LOI 96 ET LES COLLÈGES OFFRANT L’ENSEIGNEMENT EN ANGLAIS » (consulté le 15 octobre 2021)
xivFédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), xv16 septembre 2021 : « Avis » (Consulté le 20 octobre 2021)
Centrale des syndicats du Québec (CSQ), septembre 2021 : « Une réforme attendue et nécessaire » (Consulté le 28 octobre 2021)