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Projet de loi no 96 - Enjeux de l’enseignement collégial en anglais
Par Thérèse Lafleur
Dans son Mémoirei présenté à la Commission de la culture et de l’éducation, le Comité directeur des collèges anglophones reconnaît les préoccupations soulevées par d’autres groupes concernant le projet de loi no 96 — Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le françaisii.
Les collèges Dawson, Héritage, John Abbott, Marianopolis, Vanier et le Collège régional Champlain (campus St-Lawrence, Lennoxville et St-Lambert) témoignent de leur engagement envers la protection et la promotion du français comme langue commune et langue d’intégration.
Ils se rallient pour formuler trois recommandations relatives au plafonnement des inscriptions, à l’ajout d’une épreuve uniforme de français et à la priorisation d’admission. En outre, ils demandent une période de transition de trois ans afin de prendre le temps de bien faire les choses.
Ces collèges anglophones signifient leur inquiétude quant aux prérogatives attribuées à l’éventuel ministère de la Langue française. Ils se disent aussi injustement interpellés comme vecteurs d’anglicisation du Québec et contestent cette allégation.
Recommandation 1 des collèges anglophones
Limiter à trois ans le gel des inscriptions aux collèges anglophones
Les six collèges considèrent que le contingentement des inscriptions dans un établissement offrant l’enseignement collégial en anglais freine leur capacité à répondre aux aspirations de bon nombre de Québécois tout en restreignant leurs visées de développement institutionnel.
Après un gel de trois ans et non pas de dix ans, la mesure pourra être révisée à la lumière de l’expérience et d’une meilleure compréhension des enjeux entourant :
• le contingentement des étudiants admissibles ;
• la fluctuation des demandes d’admission considérant la capacité d’accueil des établissements ;
• l’impact des changements sur l’agilité des établissements à satisfaire les besoins de main-d’œuvre qualifiée ou en requalification.
Par ailleurs, ce plafonnement envisagé fait divergence entre les générations comme le révèle le récent rapport de l’Institut Angus Reidiii.
Recommandation 2 des collèges anglophones
Éliminer la création d’une preuve uniforme de français supplémentaire
La réussite de l’épreuve uniforme de français est une condition essentielle à l’obtention du Diplôme d’études collégiales (DEC) dans un établissement d’enseignement collégial en français. Seuls les étudiants ayant fait études en anglais, du primaire au collégial, sont dispensés de cette évaluation.
Le projet de loi no 96 prévoit la création d’une épreuve additionnelle réservée aux étudiants francophones ayant reçu l’enseignement collégial en anglais. Le gouvernement souhaite vérifier si un étudiant francophone y « a acquis des compétences suffisantes pour utiliser le français comme langue commune afin de pouvoir interagir, s’épanouir au sein de la société québécoise et participer à son développement.iv »
Le groupe de collèges anglophones souligne dans son Mémoire que, bien que louable, « cette intention pose le défi d’identifier quelles sont ces compétences “suffisantes” et, surtout, soulève l’enjeu d’en distribuer la responsabilité entre les différents ordres d’enseignement. »
Les collèges offrant l’enseignement en anglais contestent cette intention d’établir deux catégories d’étudiants dans le système collégial anglophone. Ils sont réfractaires à introduire cette pratique comportant son lot d’ambiguïté et d’incongruité selon eux.
De plus, les étudiants d’un collège francophone bénéficient de quatre cours de langue et de littérature totalisant 240 heures de formation alors qu’au secteur anglophone ils suivent deux cours (90 heures) principalement axées sur l’apprentissage de la langue. Raison de plus de contester l’instauration d’un double standard pour la diplomation en ajoutant une deuxième épreuve terminale.
Des réserves aussi exprimées dans plusieurs mémoires tant par la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) que la Fédération des cégeps, la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) et la Centrale des syndicats du Québec (CSQ).
L’avènement d’une deuxième épreuve pour vérifier le français s’ajouterait à l’épreuve uniforme en anglais dans un établissement dispensant l’enseignement en anglais créant ainsi un double standard. Les collèges anglophones posent la question : « Sommes-nous devant une politique du “deux poids, deux mesures” ? »
Recommandation 3 des collèges anglophones
Refuser un processus d’admission où la langue prime sur les résultats scolaires
Dans le projet de loi no 96, le gouvernement laisse le libre choix de la langue d’enseignement au collégial. Il opte plutôt pour le plafonnement à 17 % de la proportion d’admissions dans les collèges anglophones.
Les collèges anglophones ne veulent pas de l’imposition d’un critère sociolinguistique. Il y aurait ainsi des catégories d’étudiants sélectionnés en fonction de leur langue ou de leur dossier scolaire ou selon ces deux critères combinés.
C’est pourquoi, leur troisième recommandation demande le report à l’automne 2024 de la priorisation des étudiants qui ont fait leur parcours scolaire en anglais, les ayants droit. Ainsi les collèges anglophones pourront établir des conditions favorisant la persévérance et la diplomation tout en anticipant les effets sur les conventions en vigueur, les besoins de perfectionnement du personnel et l’actualisation des politiques institutionnelles.
Différentes réalités, différents enjeux
Des nuances s’imposent d’elles-mêmes quant à la provenance de la population étudiante de chaque collège anglophone public ou privé subventionné. La vaste majorité des étudiants anglophones qui fréquentent un établissement offrant le collégial en anglais se retrouve dans le Grand Montréal. Les constituants régionaux du Collège régional Champlain que sont St-Lawrence et Lennoxville accueillent quant à eux davantage d’étudiants francophones provenant de leur bassin naturel davantage francophone des régions de Québec et des Cantons-de-l’Est. Des réalités qui ne sont pas sans incidence tant sur la sélection des étudiants admis que sur le financement des établissements.
Considérons aussi le développement croissant de DECs bilingues offerts en partenariat par un collège francophone et un collège anglophone, par exemple le DEC en Techniques de tourisme de Limoilou-St-Lawrence ou ceux en Sciences humaines et en Sciences de la nature de Saint-Laurent-Vanier.
En outre, le fragile équilibre entre le privé et le public pourrait aussi être mis à mal par la nouvelle loi. Dans cette perspective, la Fédération des cégeps recommande que la préséance soit accordée aux établissements publics dans la répartition des effectifs totaux particuliers des collèges anglophones, mais également des collèges francophones offrant de l’enseignant en anglais.
Un facteur d’anglicisation ?
En conclusion du Mémoire, le Comité directeur des collèges anglophones réfute l’allégation selon laquelle ils représentent un vecteur d’anglicisation au Québec. Lors de la commission parlementaire, ces collèges ont rappelé qu’ils sont fondamentalement des établissements qui servent tous les Québécois et qui offrent l’enseignement en anglais aux anglophones, aux francophones ou aux allophones.
Ils insistent sur l’attrait croissant des étudiants francophones pour l’enseignement collégial en anglais. Le contexte s’y prête : mondialisation des échanges, économie du savoir, accès généralisé à des plateformes numériques de divertissement.
De son côté le sociologue Guy Rocher, membre de la Commission Parent et artisan de la Loi 101, prône le resserrement de l’admission des francophones et des allophones dans les cégeps anglophones devant la montée de l’empire culturel américain.v « Ce qui me frappe en ce moment, c’est que l’engouement des jeunes pour le cégep anglais me paraît malheureusement créer une nouvelle hiérarchie dans les cégeps, c’est-à-dire que le cégep anglophone tout à coup est valorisé au-dessus du cégep francophone » a-t-il expliqué en entrevue accordée au Devoir.vi
La Centrale des syndicats du Québec (CSQ) exprime aussi des réserves notamment devant la concurrence croissante entre les cégeps anglophones ainsi que dans les cégeps francophones offrant un ou des programmes en anglais dans le Mémoire vii qu’elle a déposé.
Dans son Mémoireviii, la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) estime qu’il faut mettre un frein à la croissance disproportionnée des effectifs dans les collèges anglophones et dénonce la dimension linguistique de cette course au clientélisme qui affecte la cohérence du réseau et engendre un recrutement élitiste du côté des cégeps anglophones.
Représentant 48 cégeps, dont les collèges anglophones publics, la Fédération des cégeps adopte une position plus nuancée dans son Mémoireix. Tout en faisant valoir ses réserves quant à l’ajout de mesures encadrant le développement francophones et anglophones privés subventionnés, la Fédération donne la parole à son président-directeur général, Bernard Tremblay, pour indiquer que : « Avec ce projet de loi, le gouvernement maintient le libre choix de la langue d’enseignement au collégial, ce que nous saluons, notamment parce que les cégeps ne sont pas la cause de l’anglicisation au Québec. Nous souhaitons cependant inviter le gouvernement à la prudence dans la mise en œuvre des balises au développement de l’enseignement en anglais prévues dans le projet de loi. Certaines de ces mesures ne tiennent pas suffisamment compte de la réalité des établissements en matière d’admission, alors que d’autres pourraient mettre en péril la réussite scolaire des étudiantes et des étudiants. Cela dit, tous les cégeps, francophones et anglophones, sont prêts à jouer un rôle actif dans la revalorisation du statut de la langue française au Québec, car tous reconnaissent l’importance d’agir à cet égardx ».
Tout en se rangeant aux dispositions pour encadrer l’expansion des cégeps anglophones, la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) croît qu’il s’agit d’un remède temporaire et réactionnaire à des enjeux beaucoup plus complexesxi. Pour agir à la source du problème selon la FECQ, un travail de fond doit être fait sur la question pour que les cégeps, tant francophones qu’anglophones, soient des vecteurs de la langue française.
i English College Steering Committee, 5 octobre 2021 : « LE PROJET DE LOI 96 ET LES COLLÈGES OFFRANT L’ENSEIGNEMENT EN ANGLAIS » (consulté le 15 octobre 2021)
ii Assemblée nationale du Québec Projet de loi no 96 Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (Consulté le 20 octobre 2021)
iii Institut Angus Reid, 8 octobre 2021 : « Bilinguisme divergent, angoisse linguistique et le projet de loi 96 » (Consulté le 28 octobre 2021)
iv Assemblée nationale du Québec Projet de loi no 96 Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (Consulté le 20 octobre 2021)
v Bélair-Cirino, Marco, Le Devoir, 23 avril 2021 : « Guy Rocher : Ce que je souhaite à Simon Jolin-Barrette, c’est d’être le Camille Laurin de la CAQ » (Consulté le 29 octobre 2021)
vi Crête, Mylène, Le Devoir, 22 septembre 2021 : « Projet de loi 96: Guy Rocher admet son erreur et demande à Jolin-Barrette de la corriger » (Consulté le 29 octobre 2021)
vii Centrale des syndicats du Québec (CSQ), septembre 2021 : « Une réforme attendue et nécessaire » (Consulté le 28 octobre 2021)
viii Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), 16 septembre 2021 : « Avis » (Consulté le 20 octobre 2021)
iX Fédération des cégeps, 5 octobre 2021 : « Mémoire sur le projet de loi n° 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français » (Consulté le 20 octobre 2021)
x Fédération des cégeps, 5 octobre 2021 : « Les cégeps veulent soutenir la vitalité de la langue française au Québec » (Consulté le 20 octobre 2021)
xi Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), 21 septembre 2021 : « Projet de Loi 96 : La FECQ Adresse ses Demandes » (Consulté le 20 octobre 2021)