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Le danger de tomber en amour

Le danger de tomber en amour… Une entrevue avec Roland Auger, directeur général du Cégep de la Gaspésie et des Îles


Il est 7 heures du matin, Roland  Auger débute l’entrevue téléphonique en nous décrivant la vue qu’il a sur de la Baie des Chaleurs, le soleil radieux, les voiliers qui se laissent ballotter par les vagues par une belle journée de septembre. « Il y a des fois où je me dis, ce sont de belles compensations. Hier, je suis parti à 5 h 30 du matin, le soleil se levait sur la mer et en même temps c’était la pleine lune avec un ciel sans nuage » nous confie-t-il.

Les tendances migratoires s’inversent
On ne peut parler de la situation de la région de la Gaspésie et des Îles, et de celle de son cégep sans penser aux problèmes démographiques que connaît la région. Cette décroissance démographique devrait s’observer chez les 15 à 24 ans jusqu’en 2021. Par la suite, la situation devrait se stabiliser. Roland Auger apporte des nuances : « cette situation est incontournable, mais la réalité est moins dramatique que les prévisions. Les tendances migratoires s’inversent. Pour les jeunes âgés de 25ans à 35 ans, le bilan est positif. C’est encourageant parce que ce sont des gens qui sont originaires de la région qui sont allés faire leurs études en ville. Au moment de fonder une famille, ils reviennent en Gaspésie ou aux Îles de la Madeleine. Ça m’apparaît prometteur pour l’avenir. Les impacts vont se faire sentir à moyen terme. Ce sont des signes qui sont très encourageants ».

De la déprime à un climat d’optimisme
Pour Roland Auger, le climat a changé en Gaspésie et aux îles : « autour de l’an 2000, la déprime était grande en Gaspésie. Les fermetures d’entreprises invitaient à se questionner sur l’avenir de la région. Quand M. Bouchard est devenu premier ministre, M. Bernard Landry, ministre des Finances a été désigné ministre responsable de la région, ce qui a généré un vent de changement. Dix ans plus tard, on constate un bel essor au niveau de l’industrie éolienne, du tourisme , des pêches et de l’aquaculture et des services publics. Des changements majeurs qui ont contribué à installer un climat d’optimisme face à l’avenir ».

Comment maintenir les services?
« Par-delà la réalité démographique, la vraie question, demeure : « comment va-t-on réussir à maintenir les services avec ce creux qui est prévu encore pour les prochaines années? » Ces tendances démographiques que l’on retrouve ailleurs au Québec sont plus marquées en Gaspésie et aux Îles. La population vieillit plus rapidement. Nous avons trois ou quatre années d’avance sur les autres régions par rapport à la catastrophe annoncée. Ce qui nous joue un vilain tour. Tant qu’il n’y a pas une masse critique de collèges qui sont dans une situation précaire comparable à la nôtre, il n’y a pas de sensibilité à cette situation-là. D’autres collèges de région se retrouvent maintenant dans la situation où nous étions il y a trois ans. Mais, nous ne sommes plus là. En 2005, dans les bureaux du Ministère de l’Éducation, nous demandions d’appliquer une règle budgétaire à 7 étudiants plutôt qu’à 10 pour les petits groupes. Nous avons essuyé un refus catégorique. Or en 2010, le gouvernement a signé des conventions collectives qui prévoient que la règle budgétaire S 026 s’applique pour les groupes en bas de dix. Mais c’est cinq ans plus tard ou trop tard. En 2010-2011, nous prévoyons terminer l’année avec 10 ETC dans la masse salariale en sous-embauche, ce qui représente 750,000 $. Le paradoxe, c’est que nous sommes incapables de dépenser ces sommes pour faire du développement de programmes, puisque les conventions collectives ne le prévoient pas. Peut-être dans cinq ans… Pendant ce temps, nous aurons ramé dans la gravelle pour employer une expression du coin. Nous sommes pénalisés par ce délai de réaction : les solutions réseau arrivent trop tard. Les autres collèges vivront nos situations, mais pas au même moment. Le coût à payer pour être « une heure avant dans les maritimes »…

L’impact de vivre avec des petites cohortes
Le directeur général du Cégep de la Gaspésie et des Îles nous explique la complexité de maintenir des services d’enseignement avec 36 programmes de formation pour 1,150 élèves, dont la moitié est inscrite au préuniversitaire et l’autre au secteur technique : «  Ça ne fait pas beaucoup d’étudiants par cohorte sur 4 campus différents. Pour maintenir l’accessibilité et l’offre de programmes, c’est tout un défi. Pour certains programmes comme électronique industrielle et maintenance industrielle, nous vivons les mêmes problèmes que d’autres cégeps des grands centres. Dans ce cas, c’est plus un problème d’attractivité de ces formations. Nous avons du trouver des aménagements pour maintenir le plus de programmes possible. Par exemple, nous avons connu un certain succès en téléenseignement.  En soins infirmiers, les cours sont donnés aux Îles de la Madeleine à partir de Gaspé. On offre aussi le même programme à Maria dans les locaux du Centre hospitalier. On a conjugué dans la même classe des étudiants en provenance du secondaire V et des infirmières auxiliaires. On réussit ainsi à se donner des conditions d’enseignement qui tiennent la route.  D’autres cours se donnent actuellement à Matane à partir de Carleton. Nous sommes à développer des formules porteuses qui pourront être exportées ailleurs au Québec. »
 

Roland Auger croit qu’il y a des ingrédients pour maintenir l’accessibilité : « Il faut innover dans nos façons de faire entre autres par le téléenseignement. Mais il faut  aussi que le gouvernement mette le pied à terre et qu’il nous octroie des formations qui sont exclusives. Les programmes de Techniques de tourisme d’aventure à Gaspé et d’intervention en délinquance à Carleton ont fait leur preuve. Ces programmes ont suffisamment d’attraction pour créer une masse critique dans le cégep. Nous devons conserver l’exclusivité pour maintenir cette masse critique. Les gens du ministère ont de la difficulté à épouser cette idée parce qu’ils sont dans une dynamique formation-emploi. Ils ne sont pas en mode logique de maintien du réseau. L’état au Québec doit jouer un rôle de régulateur de développement. Laisser jouer les règles de l’offre et de la demande favorise les grands centres. On ouvre des places à Montréal, pendant qu’il y a des classes vides en région. L’écart va s’agrandir entre les cégeps. C’est une poudrière sur le point de sauter ».
 

La présence des étudiants étrangers
Une cinquantaine d’étudiants étrangers fréquentent le cégep cet automne. Ils jouent un rôle important dans le maintien des petites cohortes dans certains programmes en difficulté.  Par contre, Roland Auger juge sévèrement les règles qui prévalent à ce sujet : «  Il y a 80 étudiants qui viennent de L’Île de la Réunion. Nous sommes 20 cégeps à nous partager 80 étudiants. C’est tabou de dire qu’il y a trop de cégeps qui peuvent se prévaloir du droit de recruter ces étudiants. Le Ministère devrait limiter le nombre de collèges à 6 ou 7. Voilà ce qu’implique une logique de maintien du réseau ».
 

Pourquoi étudier à Gaspé plutôt qu’à Québec?
Nous avons abordé la question de la « perte » d’étudiants du bassin régional qui préfèrent aller étudier dans les grands centres alors que le programme est offert au Cégep Gaspésie les Îles. Roland Auger précise qu’il faut faire une analyse fine de cette réalité. Si on parle des élèves de Sainte-Anne-des-Monts, ils se retrouvent plus près de Matane. C’est normal que les jeunes aillent étudier à Matane. Du côté du plateau de la Matapédia, ils sont plus près de Rimouski. Gaspé perd aussi les étudiants en pré-universitaire de Grande-Rivière et de Paspébiac, parce que les jeunes considèrent que tant qu’à quitter, ils aiment mieux le faire tout de suite en prévision d’études universitaires à Québec ou ailleurs. « Nous avons offert 1,500 $ à ces étudiants pour venir étudier à Gaspé, mais la mesure n’a pas eu tous les effets espérés. Nous perdons moins d’étudiants dans le domaine technique. Nous continuons à faire des efforts pour augmenter ce taux de rétention en région ».
 

Les avantages d’étudier en Gaspésie
Le Cégep de Gaspésie et des Îles a des cartes intéressantes à offrir aux étudiants. En regardant les taux de réussite, de manière générale, on observe que les moyennes à l’entrée sont inférieures à la moyenne provinciale et sont supérieures à la sortie. Les étudiants jouissent d’un enseignement personnalisé. Il y a  une culture de la réussite qui est très forte et très ancrée. Le taux de réussite à l’épreuve de français en 2009 était de 88,3 % pour les étudiants du Cégep de Gaspésie et des Îles versus 82,4 % pour ceux du réseau.
 

Une concertation étroite avec le milieu
Le Cégep de Gaspésie et des Îles ne travaille pas en vase clos. Il est très impliqué dans son milieu. En juin dernier, La Conférence régionale des élus Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, le conseil d’administration du Cégep de la Gaspésie et des Îles, le personnel syndiqué et ses associations étudiantes ainsi que la Table Éducation, Formation, Emploi se sont réunis pour coordonner les démarches visant à assurer le développement du Cégep. En marge du Forum national sur l'adéquation formation-emploi qui a lieu à Québec, le Regroupement s’est allié au Bas-Saint-Laurent pour exprimer ses préoccupations face aux orientations gouvernementales qui pourraient en découler.
 

L’avenir économique de la région
L’avenir du cégep est étroitement lié à l’avenir économique de la région. La morue a peut-être disparu, mais la pêche n’est pas morte en Gaspésie et aux Îles. « Loin de là. La Gaspésie et les Îles de la Madeleine ont une réputation internationale pour la qualité de leurs produits. Actuellement, on importe la matière première pour la transformer en Gaspésie. Il y a encore une industrie de la pêche, mais ce sont des entreprises de plus en plus mécanisées qui y interviennent. Ce que les chalutiers faisaient avant en 7 ou 8 jours, ils le font maintenant en quelques jours. L’usine de transformation de 300 employés fonctionne maintenant avec 60 employés, et des robots qui font le décorticage des crevettes. L’activité n’est pas morte, elle s’est métamorphosée. Elle requiert maintenant une main-d’œuvre spécialisée en informatique, en maintenance industrielle, en gestion automatisée de la production ».
 

Le pétrole serait-il le prochain Eldorado régional? Le Cégep est en contact avec les entreprises qui explorent actuellement le sous-sol près de Gaspé. Mais cette avenue pose un dilemme pour l’établissement. M. Auger explique : «  le collège est en train de se donner une marque de commerce grandeur nature avec le tourisme d’aventure, les énergies renouvelables et la protection de la ressource. Si le développement pétrolier s’accentue, le cégep aura un choix stratégique important à faire. Le débat est encore à faire à l’interne ».
Quant à la filière éolienne, le Cégep y est bien positionné. L’établissement a choisi le volet entretien des parcs qui vont être installés en Gaspésie. Le Cégep possède un centre de formation qui a accès à deux éoliennes. « Dans ce domaine d’apprentissage, nous sommes les mieux positionnés au Canada. Il faut ouvrir le marché au Canada et à l’étranger. De plus, nous pouvons offrir la formation dans les deux langues. Avec le Centre de transfert technologique et la collaboration des autres acteurs, la région va posséder un complexe de recherche et d’enseignement très solide. Il faut maintenant développer une stratégie pour s’ouvrir aux autres régions et à l’extérieur de Québec », explique monsieur Auger.
 

Miser sur la qualité de vie
Dans le contexte où le collège aura à faire compétition aux autres dans le recrutement de nouveaux professeurs, le pari de l’établissement est de tabler sur la qualité de vie. « Nous allons recruter dans les grands centres des personnes qui ont le goût de vivre autrement »
 

Le danger…de tomber en amour….
Le Cégep de la Gaspésie et des Îles fait face à des défis majeurs. Mais, son directeur général est confiant et optimiste et mise sur son équipe. Il avoue : « J’ai une équipe extraordinaire de gens qui ont « la broue dans le toupet », qui ont les manches relevées, qui ne lâchent pas. Ce sont des jeunes, plusieurs jeunes femmes, qui incarnent l’avenir du cégep. La relève, elle est là et ça, c’est encourageant. Ils sont très productifs. C’est beau de les voir, ça n’a pas de bon sens. La génération des 30-40 ans en Gaspésie et aux Îles est littéralement en train de prendre sa place. La région n’est pas en train de mourir. Loin de là ! Dans les embouteillages de Montréal, il y a sans doute des gens qui vont décider de vivre autrement. Quand les gens arrivent en Gaspésie de l’extérieur, je leur dis qu’il y a un grand danger de venir en Gaspésie ; ils me regardent avec un grand sourire et je leur dis : le danger, c’est de tomber en amour. C’est ce qui m’est arrivé, il y a trente ans. Maintenant, je serais incapable de quitter la région ».
 

Entrevue réalisée par Alain Lallier, le 14 septembre 2011.
 






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