Articles

Un outil pédagogique pour l’enseignement de la pensée critique et de l’usage rationnel des documents

« Ces observations, sur ce que l’homme a été, sur ce qu’il est aujourd’hui, conduiront ensuite aux moyens d’assurer et d’accélérer les nouveaux progrès que sa nature lui permet d’espérer encore. »
Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795 (p. 4 de l’avant-propos).
 

Résumé : Le but de cet article est de faire connaître un nouvel outil pédagogique constitué d’un tableau montrant un schéma évolutif, à la fois, de la pensée critique et de l’usage rationnel des documents dans l’histoire. Le tableau fait voir par extrapolation vers le futur comment on peut concevoir un nouveau « savoir citoyen » en phase avec notre époque. Enfin, on conclut sur l’impact possible de ce nouvel outil sur l’avenir de l’institution collégiale.
Mots clés : formation de la personne, éducation à la citoyenneté, pensée politique et sociale, pédagogie, pensée rationnelle et critique, histoire, progrès.
Depuis 1990, j’enseigne la philosophie au collégial. Or, j’ai pu me rendre compte que l’enseignement de la pensée critique va de pair avec celui de l’usage rationnel des documents (ou, de façon plus générale, des ressources, sur Internet ou non) et que, de ce fait, l’enseignement de celui-ci est incontournable pour atteindre les objectifs des cours de philosophie. Cependant, comment enseigner l’usage le plus rationnel possible des documents à des débutants en philosophie ? En me basant sur le devis du cours Philosophie et rationalité, j’ai conçu et utilisé pour ce faire un tableau chronologique des principales formes de la pensée crique et de l’usage des documents dans l’histoire. Ce tableau s’est avéré depuis 2001 un outil pédagogique indispensable à mon enseignement.
 

Le tableau
Il s’agit d’un tableau synoptique permettant, d’abord, d’observer des formes historiques successives de la pensée critique puis, de façon corrélative, les usages rationnels des documents dans l’histoire (deuxième partie du tableau).
Nota bene : Ce schéma est présenté comme un outil pédagogique au niveau de l’enseignement collégial ; il n’est pas exhaustif et n’a pas nécessairement en soi de valeur démonstrative. Sa valeur pourra être appréciée notamment d’après sa fécondité en éléments ultérieurs de savoir pédagogique ou autre (voir la note1).
 

Tableau du schéma évolutif de la pensée critique et de la forme correspondante du savoir

Époque

Objets visés par la critique

Forme du savoir   

Accès au savoir

1. Mythique

Aucun connu

Mythes

Invention de l’écriture

2, Présocratique  

Opinions, croyances mythiques

Logos : brèves argumentations, démonstrations

Écriture alphabétique grecque

3. « Classique »   

Sophismes, argumentations courtes

Traités et doctrines, systèmes de pensée

Imprimerie de Gutenberg

4, Moderne

Dogmatisme, racisme, sexisme,          ethnocentrisme, exclusion sociale, pseudosciences, idéologies

Disciplines, savoirs et champs de recherche spécialisés

Instruction obligatoire, accès aux études supérieures
Formation citoyenne
TIC (« Webs 1.0 et 2.0 »)

 

Extrapolation vers d’autres époques à venir :

5. (À venir bientôt ?)

Savoir spécialisé ? 
Exclusion intellectuelle ?

Grand Hypertexte* du savoir citoyen ?
Expertise citoyenne ?

Web intelligent ?        (« Web n.0 ») ?
?

6. (Futur plus lointain ?)

?

?

?

7. Etc, ?  

?

?

?

 

Époque

Usage des documents

1. Mythique

Début de l’usage et de la transmission de documents écrits

2, Présocratique  

Début de l’usage et de la transmission historique de documents écrits de recherche, incluant des démonstrations mathématiques ou logiques

3. « Classique »   

Début de l’usage et de la transmission historique de traités et de systèmes philosophiques suivi du début du livre imprimé en série, de son usage et de sa diffusion de masse

4. Moderne

Début de l’usage et de la diffusion  importante des livres en général, incluant les articles, les monographies et les manuels spécialisés, etc. suivi du début de l’usage et de la diffusion planétaire des articles et des livres de toutes disciplines, des encyclopédies de plus en plus complètes et rigoureuses, etc.

 

Extrapolation vers d’autres époques à venir :


5. (À venir bientôt ?)

Usage croissant et de plus en plus indispensable d’Internet, incluant les hypertextes, les algorithmes de recherche efficaces  et l’hyper-encyclopédie du « savoir citoyen » complète et rigoureuse*… ?

6. (Futur plus lointain ?)   

?

7, Etc. ?

?

 

* Le Grand Hypertexte, ou hyper-encyclopédie, du savoir citoyen, qui est ici une hypothèse, est défini comme une encyclopédie hyper-accessible, c.-à-d. accessible partout dans le monde, qui est en outre hyper-complète, c.-à-d. aussi complète et à jour que possible en matière d’articles ou de sujets, et hyper-rigoureuse, c.-à-d. aussi exacte, objective, vérifiée et dépourvue d’équivoque, que possible. Elle n’existe pas encore, mais Wikipédia semble une candidate d’avenir à ce titre. Wikipédia existe présentement dans plus de 270 langues, comporte plus de 21 millions d’articles, dont plus de 1,3 millions en français, est consultée par plus de 16 millions de visiteurs chaque jour, et en outre, elle est libre d’accès et librement utilisable partout (sauf en Chine, où d’autres hyper-encyclopédies fonctionnent). Elle est basée sur la technologie du wiki, qui facilite la création d’articles. Le mode de fonctionnement de Wikipédia (même s’il est très critiquable au point de vue de la rigueur) implique une éducation à la rigueur en termes de commentaires critiques très visibles apparaissant en bandeaux ou autrement, et explicitant les lacunes des articles, notamment, en matière de références et de contenus. Les étudiants peuvent ainsi être encouragés à se servir des informations wikipédiennes à la condition, par exemple, qu’ils évaluent ce faisant le degré de rigueur de l’usage d’une telle source. Il semble donc plausible que l’actuelle Wikipédia évolue à long terme vers cette hyper-encyclopédie encore hypothétique, mais qui représentera le savoir scientifique de demain. Cf. Wikipédia:
http://fr.wikipedia.org/wiki/wikip%c3%a9dia#notes_et_r.c3.a9f.c3.a9rences (références incluses). Par ailleurs, plusieurs projets pédagogiques impliquant Wikipédia ont à ce jour été mis sur pied dans des cégeps et des lycées ou collèges français ou suisse : http://fr.wikipedia.org/wiki/cat%c3%a9gorie:projet_p%c3%a9dagogique .
 

Explication du tableau
La première colonne du tableau comporte les noms d’époques successives, chacune représentant de façon approximative une période historique pendant laquelle les penseurs ont effectué certaines formes spécifiques de critiques argumentées, en tant que jugements portés sur des croyances en général. Ces critiques portent sur certains types d’objets (colonne 2) qui s’additionnent à chaque nouvelle époque. À chaque époque à partir de la 2e, l’époque présocratique, on tend parfois à critiquer surtout un nouveau type d’objet. On sait que certains penseurs présocratiques ont critiqué les croyances mythiques (colonne 2). Par contre, rien n’indique, d’après les documents existants, que les penseurs de cette époque aient critiqué le racisme ou le sexisme, et plus généralement l’exclusion sociale. En fait, on imagine même difficilement sur quelles bases ils auraient pu le faire. C’est lors de la période moderne que cette critique sera fondée, puis accentuée. La période moderne se signale dans le tableau par sa relative complexité en matière de critiques et par une conception du savoir marquée par la spécialisation (colonnes 2 et 3). Le tableau indique, en quatrième colonne, différents modes pratiques d’accès au savoir qui s’additionnent d’une époque à l’autre. L’usage massif de l’imprimerie, puis l’instruction obligatoire, instituée lors des débuts de la modernité en Occident, ont probablement joué un rôle dans l’expansion de la pratique de la critique moderne puisque, dans la lutte contre les exclusions sociales diverses, il devenait important que le savoir puisse rejoindre les masses. Cette tendance se poursuit de plus belle avec l’accès démocratique aux études supérieures et la formation générale du citoyen — ce qui bien sûr a été et est encore la mission des cégeps tout particulièrement (voir la note 2). Enfin, en cinquième colonne (voir la deuxième partie du tableau), le même tableau indique une succession historique de types d’usages des documents existants, d’après leurs contenus et leurs formes, la plus récente devenant prépondérante, tout comme la nouvelle conception du savoir qui lui correspond (voir la note 3).
 

L’évolution conjointe de la pensée critique et de l’usage rationnel des documents
Dans le cas des présocratiques, le fait même de pouvoir prendre connaissance de démonstrations mathématiques ou logiques a entraîné sans doute la dépréciation des opinions ou des croyances non fondées (colonnes 2 et 3). Puis, au stade dit classique, l’existence et la diffusion de traités et de systèmes philosophiques, notamment ceux du platonisme ou de l’aristotélisme, aura contribué à propager la dévalorisation du savoir fragmentaire des écoles présocratiques, ce qui inclut les sophismes et les argumentations devenues trop courtes aux yeux des philosophes (idem). Au stade moderne, les travaux de recherche spécialisés, d’abord en physique (tout d’abord et notamment, la mécanique dite classique de Galilée, Newton, etc.), auront eu pour effet de récuser des chapitres entiers des traités classiques aristotéliciens ou ptoléméens, les ouvrages traitant d’astrologie en particulier (idem). Réfuter en marchant, à partir d’un champ de recherche spécialisé, a pu fournir une légitimité particulière à la discipline correspondante. Ce processus typiquement moderne s’est propagé aux autres champs de recherches, notamment en sciences humaines, ce qui aura permis de récuser plusieurs autres doctrines, incluant des pseudosciences et des idéologies, notamment sur l’inégalité des races ou des genres homme/femme.
L’époque 5 : Un nouveau savoir citoyen?
Le tableau peut-il suggérer des pistes d’avenir en ce qui touche la pensée critique et l’usage des documents ? En fait, il parle de lui-même sur plusieurs points. Dans son ensemble, le tableau montre que la critique s’approfondit et s’élargit en stigmatisant les formes passées du savoir (colonnes 2 et 3). À chacune des époques, il s’est produit un bouleversement majeur de ce qu’on avait cru rationnel jusque-là, non seulement dans les contenus des savoirs, mais aussi dans l’usage normal de la documentation.
Les deux tendances principales de la pensée rationnelle et critique :
a) La critique progresse : ses formes et ses objets s’additionnent les uns après les autres dans la succession des époques et prennent progressivement de l’importance (colonne 2). Si cette tendance se poursuit, il faudra donc s’attendre à l’émergence d’une nouvelle forme de critique prépondérante. Il s’agirait logiquement, d’après notre tableau, de la critique du savoir spécialisé en tant que tel et du type d’exclusion correspondant, l’exclusion intellectuelle.
b) Une nouvelle forme du savoir apparaît à chaque stade : Les formes antérieures du savoir sont relativisées, voire rejetées (colonne 3), à chaque nouvelle époque d’après une certaine logique interne dans la façon même de se référer aux œuvres principales des chercheurs (colonne 5). La forme et le contenu de ces œuvres dépendent directement des possibilités réalisées par la technique prépondérante d’accès à la documentation (colonne 4). D’après le tableau, la prochaine forme du savoir ne serait plus celle du savoir éclaté et dispersé en plusieurs disciplines indépendantes (colonne 3), mais celle d’un savoir unifié, capable de rendre compte de lui-même selon son aspect épistémologique et ses aspects éthique et politique. Ce serait en somme un « savoir citoyen ». Le vrai savant ne serait plus le spécialiste pointu mais une sorte de chercheur polymorphe dont les préoccupations sont en quelque sorte encyclopédiques.
D’après la tendance a, il semble probable qu’apparaissent de nouvelles formes prépondérantes de critiques. Ainsi, en ce qui concerne l’usage des documents, il est plausible qu’il y ait des exigences plus grandes d’accessibilité, de diversité et d’ampleur des contenus. On critiquerait donc fortement le savoir spécialisé dans la mesure où il se définit comme inaccessible à tous les non-experts, y compris les autres chercheurs spécialisés. Cette exclusion englobe en particulier ce qui est déjà appelé la fracture numérique, qu’il s’agisse de celle qui existe au sein d’une société, de celle qui existe entre les régions du monde, ou d’autres encore. Une nouvelle critique prépondérante de l’exclusion intellectuelle, allant de pair avec la critique du savoir spécialisé, devrait donc s’imposer selon la logique du tableau (colonne 2). Quant à l’usage des documents (colonne 5), non seulement on ne se contenterait plus d’un livre ou d’un système uniques, mais en outre on tendrait à critiquer de plus en plus la soi-disant vérité basée sur les sources d’une seule discipline, serait-elle dite « scientifique ». Cela serait rendu possible par l’accès direct universel à toutes les ressources documentaires. Déjà, le nouveau type correspondant de savoir aurait peut-être commencé à se manifester dans des domaines comme l’écologie politique ou les études de genre, par exemple, où l’on juge indispensable la multidisciplinarité.

D’après la tendance b, la rationalité même du savoir serait comprise différemment. Il découle du tableau, en particulier, une sorte de recyclage du mot expertise, le concept d’expertise citoyenne, qui va de pair avec celui du savoir citoyen, se présentant alors comme un contre-pouvoir. À ce titre, l’ « expert citoyen » serait capable de produire des contre-expertises qui pourraient être reconnues comme objectivement valables tout en étant socialement, ou éthiquement, engagées. Le tableau suggère que la recherche de type citoyen s’étoffera progressivement, dans l’avenir, et que l’on concevra de nouvelles sortes de théories. Plus précisément, l’autocritique de la science séparée en disciplines communiquant peu ou pas entre elles devrait peu à peu devenir prépondérante et le type de savoir unifié et « transdisciplinaire » (voir la note 4) associé s’avérer de plus en plus fécond, son enseignement se substituant progressivement à ce qui se fait présentement en termes de sciences. Les expressions, dans le tableau, de « Grand Hypertexte » ou d’ « hyper-encyclopédie » tentent, un peu gauchement, de marquer la singularité de ce savoir de type nouveau. L’usage de telles expressions emphatiques ne signifient d’ailleurs nullement que l’histoire de la pensée rationnelle connaîtrait alors son achèvement. Le tableau indique au contraire l’existence possible de plusieurs autres stades après le cinquième.
 

Utilisation pédagogique du tableau
L’usage d’un tel tableau schématique ne peut aucunement fonder une prédiction concernant l’avenir du savoir ou de son enseignement. Cependant l’un de ses utilisations les plus valables consiste à permettre aux citoyens apprenants de se risquer à poser des questions difficiles de façon relativement simple et profonde, puis d’esquisser des réponses. Les questions suivantes, qui sont directement rattachables au devis commun du cours Philosophie et rationalité ( voir la note 5), peuvent par exemple être posées à partir du tableau :
• Montrez que la pensée critique trouve ses origines chez certains des principaux penseurs grecs.
• Comment et pourquoi la science s’est-elle séparée en plusieurs disciplines tout en coupant les ponts avec la théologie et la philosophie ?
• Question incontournable lorsque vous devez rédiger un texte d’argumentation : comment comprendre aujourd’hui l’usage le plus rationnel des documents, que ceux-ci soient trouvés ou non sur Internet, et de façon que votre argumentation puisse supporter la critique ?
Les questions suivantes sont rattachables au devis de façon moins directe :
• Faites la critique de la science moderne, notamment de son caractère éclaté et de son manque d’autocritique.
• Que peuvent augurer pour l’avenir de la citoyenneté les tendances historiques de la pensée critique ?
Les citoyens apprenants peuvent répondre de façon rationnelle en se basant entre autres sur leur compréhension du tableau. Celui-ci pourra, non seulement s’avérer un outil précieux pour l’enseignement de la pensée critique au collégial, mais en outre on peut même espérer que, vu le caractère général de l’usage rationnel des documents, son usage à long terme se répandra un peu partout dans le monde.
Conclusion
L’idée d’une lutte contre l’exclusion intellectuelle au nom de l’accessibilité générale aux études se trouve l’une des raisons d’être les plus fondamentales de l’institution collégiale. On peut croire que celle-ci s’est ainsi donnée une vocation des plus actuelles en même temps que des plus essentielles à l’humain où qu’il soit dans le monde. Étendre à l’humanité en général les principes et les valeurs de l’éducation collégiale québécoise semble donc s’inscrire dans sa logique.
________________
1 J’ai utilisé ce type de tableau dans mes cours de Philosophie et rationalité depuis 2001, tout en me référant à mon manuel La pensée rationnelle. Perspective nouvelle sur ses origines et ses développements (Québec : Presses Inter Universitaires, 2001; chap. 2, en particulier p. 27 à 29). Le consensus des enseignants de philosophie au collégial en ce qui concerne les objectifs du cours tels que définis dans le devis ministériel (voir la note 5) m’a procuré dès le départ une base de crédibilité en ce qui concerne le contenu et la forme de cet outil pédagogique.
 

 2 Le réseau collégial québécois a connu un grand succès en termes d’accessibilité sociale et géographique dès les premières années après sa mise sur pied. Ce type de modèle pourra peut-être jouer un rôle mondial dans l’avenir. Cf. « Les cégeps, de l’accès à la réussite », par Denis Savard et Saïd Bouthaim, dans Les cégeps : une grande aventure collective québécoise, Les Presses de l’Université Laval, 2006. p. 100-101.

3 Le lecteur trouvera plus d’explications dans l’Agorathèque : Explication du tableau

4 Le qualificatif « adisciplinaire » (à prendre au sens de hors discipline) pourra être préféré à tous les qualificatifs plus ou moins synonymes tels que multidisciplinaire, interdisciplinaire ou transdisciplinarité (cf. Agorathèque : « Définition de la science adisciplinaire » : http://agoratheque.yprovencal.ep.profweb.qc.ca/?page_id=1317 ).
 

5 Les trois éléments de la compétence définissant le contenu du cours de Philosophie et rationalité sont « 1. Distinguer la philosophie des autres discours sur la réalité ; 2. Présenter la contribution de philosophes de la tradition gréco-latine au traitement de questions ; 3. Produire une argumentation sur une question philosophique.
 

Une version anglaise de ce texte est disponible sur le Portail, en cliquant ici






Infolettre Le Collégial

Soyez informés de l'actualité dans le réseau collégial. L'infolettre est publiée mensuellement de septembre à mai.

Je m'inscris