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L’exercice du jugement et la sélection des œuvres complètes dans les cours de littérature au collégial

Par Marcel Goulet et Lise Maisonneuve, professeurs de littérature au Collège Édouard-Montpetit .
 
Les devis du ministère fournissent des balises pour la sélection du corpus littéraire à travailler dans les cours de français au collégial, mais le choix des œuvres inscrites au programme de lecture des étudiants relève du jugement professionnel des enseignants. L’analyse de 137 questionnaires remplis par des professeurs et de 18 entretiens semi-dirigés nous permet de mieux connaître les choix des professeurs pour établir le corpus des œuvres complètes qui participent à la constitution de l’héritage culturel des étudiants du collégial.

La communication présentée au congrès de l’AQPC en mai 2012 s’inscrit dans le cadre d’une recherche portant sur La place des œuvres complètes dans l’enseignement du français au niveau collégial au Québec. Ce projet triennal (2009-2012) a été financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et par le Collège Édouard-Montpetit. L’équipe de recherche est composée d’Olivier Dezutter, professeur au Département de pédagogie de l’Université de Sherbrooke, de Marcel Goulet et Lise Maisonneuve, professeurs de littérature au Collège Édouard-Montpetit et de Julie Babin, étudiante au doctorat à la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke. Ce programme de recherche vise à dresser un portrait des pratiques des enseignants relativement aux choix des œuvres et aux activités menées autour de ces dernières.

Dans le cadre de la communication présentée au congrès de l’AQPC, nous avons voulu décrire l’exercice du jugement professionnel des enseignants quant aux choix des œuvres complètes enseignées dans les trois cours de français de la formation générale commune. Pour ce faire, nous avons voulu répondre aux questions suivantes :
Qui choisit les œuvres qui seront enseignées?
Quels facteurs entrent en jeu dans le choix des œuvres?
Quelles œuvres sont enseignées?
Quelles tensions marquent cet exercice du jugement?

Qui choisit les œuvres qui seront enseignées?

Les devis du ministère fournissent des balises pour la sélection du corpus littéraire à travailler dans les cours de français au collégial, mais ils n’imposent aucun titre d’œuvre. La sélection doit respecter les critères suivants : « Les titres ont marqué l’histoire de la littérature d’expression française; ils appartiennent à des époques différentes; ils touchent aux quatre principaux genres littéraires (poésie, théâtre, discours narratif, essai) […] Ces choix assurent une place équilibrée à la littérature québécoise » (Gouvernement du Québec, 2009a, p. 7).

Les départements, quant à eux, vont établir des règles à suivre selon l’origine, la périodisation, le genre ou le courant auquel les oeuvres appartiennent, mais les départements, selon les données de notre enquête, n’imposent ni titre ni liste.

Il revient donc aux enseignants de choisir les titres qu’ils inscrivent à leur programme et, sans surprise, la très grande majorité d’entre eux (90% des répondants) décident seuls du choix des œuvres. Parfois, la sélection se fait en concertation avec des collègues (10% des répondants). Et très rarement (6%), le choix d’une œuvre est laissé aux étudiants et, si c’est le cas, ils doivent choisir un titre parmi une liste préétablie.

Quels facteurs entrent en jeu dans le choix des œuvres?

Conformément aux buts et prescriptions établis par le ministère, ce sont les dimensions littéraires et patrimoniales qui constituent les critères les plus souvent utilisés par les enseignants lors de leurs réponses apportées au questionnaire : la valeur de l’œuvre reconnue par l’institution littéraire (97 % des répondants) et son appartenance – du point de vue de l’enseignant – à une culture littéraire de base (94 %).

Les compétences à développer et les apprentissages visés ont une influence majeure sur la sélection des titres qu’effectuent les enseignants. Dans le respect des devis ministériels, on exige de l’élève de savoir, entre autres, « repérer et classer des procédés stylistiques » (Gouvernement du Québec, 2010, n.p.). Dès lors, 87 % des répondants déclarent choisir les œuvres en fonction de leur pertinence pour l’étude des procédés d’écriture. D’ailleurs, lors des entretiens, des enseignants ont déploré le fait que certains cours soient devenus des « cours de figures de style ». Nous verrons que ce sentiment d’instrumentalisation des œuvres est l’une des tensions observées chez les enseignants rencontrés lors des entretiens.

Quant aux facteurs liés aux étudiants qui peuvent avoir une incidence sur la sélection des œuvres, près du tiers des répondants (29%) déclare tenir compte de la composition du groupe, notamment lorsqu’il s’agit d’étudiants plus faibles ou d’une classe composée en majorité de garçons. Pour ce qui de l’intérêt présumé des étudiants pour l’œuvre, seulement le quart des répondants affirme y être sensible.

Le facteur dominant quant au choix des oeuvres s’inscrit dans une visée de « transmission d’un fonds culturel commun ». Et comme l’exprime un enseignant en entrevue : « Ce sont des œuvres importantes. On va essayer de vous faire trouver une résonance à ces œuvres-là. Là, je trouve que je réussis à justifier mon choix d’œuvres. »

Quelles œuvres sont enseignées?

La valeur patrimoniale de l’œuvre étant clairement dominante dans le choix qui est fait des œuvres mises au programme dans les cours de Français, langue et littérature, nous verrons quelles œuvres marquantes constituent le palmarès des titres. En tout, 398 titres ont été évoqués dans les quelque 400 plans de cours examinés, pour un total de 243 auteurs différents. Il faut préciser que, lorsqu’il s’agit de faire lire des œuvres du passé, le consensus se fait plus facilement autour d’un noyau d’auteurs et de titres. Pour ce qui est de l’origine des auteurs, nous observons une présence relativement marquée de la littérature québécoise. Il est vrai que l’un des trois cours obligatoires est consacré entièrement à la littérature québécoise (même si des auteurs québécois peuvent aussi être inscrits au programme des deux autres cours, centrés dans la plupart des cas sur la littérature française). Mais, tous cours confondus, les données recueillies dans les plans de cours montrent que 42,4 % des enseignants mettent au moins une œuvre de littérature québécoise au programme.

Le palmarès des titres selon les plans de cours analysés (n=400)

398 titres différents 1225 entrées
Candide 41
Don Juan 34
Tristant et Iseut 32
Le dernier jugement d'un condamné 31
Les fleurs du mal 20
Le bougeois gentilhomme 19
À toi pour toujours, ta Marie-Lou 17

Le palmarès des auteurs selon les plans de cours analysés (n=400) 

243 auteurs cités Mentions Remarques
Molière 114 3 étudiants québécois sur 5 auront lu une œuvre de Molière
Voltaire 60 1 étudiant québécois sur 3 aura lu une œuvre de Voltaire
Michel Tremblay 54 2 étudiants québécois sur 5 auront lu une œuvre de Tremblay
Maupassant 50 2 étudiants québécois sur 5 auront lu une œuvre de Maupassant
Hugo 45 1 étudiant québécois sur 5 aura lu une œuvre de Hugo

Quelles tensions sont observées?

Lors de l’analyse des entretiens, nous avons pu dégager des éléments de tension qui peuvent s’exprimer lors de la sélection des œuvres.

Les enseignants doivent concilier ces deux visées des devis ministériels : assurer la transmission d’un fonds culturel commun et mettre les étudiants en contact avec « une culture vivante, actualisée et diversifiée ».

Ils assurent la transmission de connaissances littéraires indispensables pour l’étude des œuvres et, par ailleurs, ils veulent donner aux étudiants le goût de lire.

Les enseignants ont comme responsabilité de développer les savoirs nécessaires pour satisfaire les exigences ministérielles, dont les savoir-faire rédactionnels formels, mais craignent de réduire les œuvres à un simple prétexte ou instrument d’études.

Conclusion :

Le jugement des enseignants, quant aux choix des œuvres, est complexe et influencé par de multiples facteurs. Il est fortement consensuel eu égard aux classiques et très divers quant aux œuvres contemporaines. Il est souvent inquiet et marqué par des contraintes et des tensions. Dans ce rôle qui incombe à l’enseignant d’être un bon guide, le choix des œuvres s’avère, comme disait Montaigne, «un sujet noble et tracassé». 






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