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La filière de formation au secondaire source d’inégalité pour accéder au collégial
Thérèse Lafleur
Rédactrice
Tous les chemins mènent à Rome, c’est connu. Mais tous les secondaires ne mènent pas équitablement au collégial. C’est ce que révèle la recherche L’accès à l’enseignement postsecondaire : l’effet de la segmentation scolaire au Québeci publiée en 2020 par la Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec. L’équipe de chercheurs a voulu comprendre comment l’accès au collégial était tributaire de la voie empruntée au secondaire, du milieu socioéconomique et du parcours scolaire des jeunes québécois.
Cette étude menée depuis 2015 par Benoît Laplante, Pierre Doray, Émilie Tremblay, Pierre Canisius Kamanzi, Annie Pilote et Olivier Lafontaine conclut « que la segmentation scolaire crée des inégalités d’accès à l’enseignement postsecondaire et que ces inégalités scolaires sont, au moins en partie, le reflet de la ségrégation liée à la différenciation des filières suivies ».
Subventionnés par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), leurs travaux apportent un nouvel éclairage en distinguant les caractéristiques des groupes d’élèves ainsi qu’en mesurant l’accès au collégial plutôt qu’à l’université. Cette étude montre que l’accès à l’enseignement postsecondaire varie de manière importante selon la filière et que l’accès aux filières dépend de l’origine sociale.
Par ailleurs, un questionnement demeure selon Pierre Doray, professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chercheur régulier au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST) : « Habituellement c’est la performance scolaire qui est regardée quand il s’agit d’accéder aux études collégiales ou universitaires. Nous avons travaillé à la fois sur la performance et aussi sur les filières d’accès. Alors, est-ce qu’effectivement les questions d’accès aux institutions d’enseignement supérieur ne devraient pas être un critère de performance ? »
Plusieurs filières pour un même diplôme d’études secondaires (DES)
Les origines familiales, le milieu socioéconomique ou la performance au secondaire entrent donc en jeu pour accéder aux études postsecondaires. Des enjeux bien au-delà de la sphère scolaire contribuent ainsi à susciter l’engagement dans un parcours collégial. Pour accéder au cégep, tous ne partent pas égaux selon qu’ils aient fréquenté un établissement public ou privé ou encore fait un secondaire ordinaire, enrichi ou au Programme d’études internationales (PEI).
L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE, 2012a) a d’ailleurs remis en question le « tri » des élèves. Selon le rapport de l’OCDE, le choix scolaire devrait permettre d’éviter l’accroissement des inégalités. N’en demeure pas moins qu’au Québec, comme dans la plupart des pays de l’OCDE, les élèves sont répartis selon leurs ressources : personnelles, familiales ou financières.
Équité, mixité scolaire et justice sociale au cœur du débat
Avant que l’éducation soit l’affaire de l’État, c’était celle de l’Église. À l’époque, à la fin du primaire, le réseau privé contrôlé par les communautés religieuses préparait la relève des élites via les collèges classiques. En 1964, l’avènement des commissions scolaires et des polyvalentes a changé la donne. La formation est devenue obligatoire et gratuite. Conséquemment, les écoles privées ont vu baisser leurs effectifs.
La restructuration de l’éducation issue du Rapport Parent visait à démocratiser l’éducation et insistait sur l’égalisation des chances d’accès aux études pour concilier développement économique et justice sociale (Rocher, 2004). Cette réforme a engendré un système scolaire composé d’une part du réseau public sous la gouverne du ministère de l’Éducation et d’autre part d’établissements privés.Toutefois, en 1968, la Loi sur l’enseignement privé a instauré le financement des établissements privés leur donnant ainsi la possibilité de concurrencer l’école publique en sélectionnant leurs élèves. Dès lors, les écoles privées ont stabilisé leurs effectifs et ont su se démarquer à leur avantage. Depuis, même si son financement a été revu à la baisse, le réseau privé poursuit son expansion surtout au secondaire.
Selon les données 2017 du Gouvernement du Québec, le secteur privé regroupait 125 000 élèves dont 70 % au secondaire dans l’un des 270 établissements privés concentrés dans les régions fortement urbanisées.
Des données qui soulèvent des interrogations sur l’équité, la mixité scolaire et la justice sociale selon le Conseil supérieur de l’éducation (CSE). Son Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016, Remettre le cap sur l’équité propose notamment des orientations vers un système scolaire plus juste pour sortir de la logique du quasi-marché en éducation.
Dans la foulée de cet avis, Le Devoir publiait en 2016 l’article Une profonde réforme s’impose en éducation. Nous sommes collectivement coupables d’avoir gravement négligé nos écoles publiques dans lequel Guy Rocher, professeur émérite en sociologie à l’Université de Montréal et ex-membre de la Commission Parent mentionne que : « le rapport du CSE met crûment en lumière les dangereuses inégalités de notre système québécois d’éducation ».
Les projets pédagogiques particuliers du réseau public
L’école publique se retrouve-t-elle devant un défi impossible à relever ? Comment intégrer avec succès tous les jeunes qu’elle a l’obligation de former tout en se mesurant à l’école privée qui sélectionne les plus susceptibles de réussir ?
Déjà en 1977, un livre vert prenait acte et proposait de rapprocher l’école publique de l’école privée. En 1986, le modèle de l’école polyvalente fut mis à mal lors des États généraux sur la qualité de l’éducation. L’offre éducative de l’école secondaire publique était alors jugée trop homogène et celle de l’école privée plus diversifiée et de meilleure qualité.C’est donc en voulant dynamiser l’école publique et potentiellement contrer l’exode des jeunes vers le secteur privé que les premiers programmes de sports-études ont été créés et le Programme d’études internationales (PEI) autorisé dans le réseau public en 1987. Les voies particulières étaient nées en réponse notamment aux palmarès publiés dans certains médias qui discréditaient l’école publique.
En 2007, dans son avis Les projets pédagogiques particuliers au secondaire : diversifier en toute équité, le Conseil supérieur de l’éducation a reconnu les retombées positives des projets particuliers, notamment en ce qui concerne la motivation et la réussite des élèves, mais aussi des dérives, entre autres eu égard à la mission d’intégration sociale de l’école.
Quelle est l’influence des filières sur l’accès au collégial ?
Cette recherche sur les effets de la segmentation sur l’accès au collégial a porté sur 22 426 individus qui représentent les 96 068 élèves ayant entrepris leurs études secondaires en 2002-2003. Monsieur Doray explique que : « Dans la recherche nous avons deux types de résultats. Il y a d’abord les résultats concernant l’accès aux filières. Quel est le “risque” possible de suivre des études au secondaire dans une ou l’autre des filières selon le sexe, le lieu de naissance, la langue, selon les difficultés ou le retard scolaires ou encore selon le capital économique de la famille de l’élève. Ensuite il y a les résultats sur l’accès au cégep selon la filière du parcours secondaire : privé ou public, ordinaire ou enrichi ou aux études internationales. »
En s’intéressant au rôle de l’éducation dans la reproduction sociale, plus spécifiquement au rôle des héritages culturel et socioéconomique ainsi qu’à celui du parcours scolaire dans l’accès aux études postsecondaires, leur rapport précise que :
« La segmentation de l’enseignement secondaire québécois est le fruit de la dynamique de concurrence entre l’école publique et l’école privée que le financement public de l’école privée a mis en branle. En ce sens, la segmentation résulte d’un choix politique et des choix des acteurs institutionnels. Cependant, la dynamique de cette concurrence s’alimente du désir des parents d’offrir à leurs enfants la meilleure éducation possible et de la volonté, en plus de la capacité, de payer pour le faire. Sans ce désir et cette volonté, la segmentation n’existerait pas et ne pourrait jouer aucun rôle dans la reproduction sociale. »
Leurs constats révèlent que fréquenter l’enseignement régulier au privé plutôt que l’enseignement régulier au public augmente la possibilité d’entreprendre des études postsecondaires alors que fréquenter un programme enrichi au privé plutôt qu’un programme enrichi au public augmente « un peu » ces probabilités.
La dynamique complexe de la segmentation
Il ressort des conclusions de la recherche que la concurrence entre l’école privée et l’école publique s’est accrue au cours des années. Le développement du privé étant relié à l’investissement de fonds publics ainsi qu’à la renommée du privé nourrie entre autres par les palmarès qui font bonne presse à l’enseignement privé au détriment de celui du réseau public. En ce sens, le choix des parents qui cherchent la meilleure école pour leur enfant est déterminant.
Cette recherche démontre que le capital scolaire joue le rôle attendu, mais pas le capital économique. En effet, plus les parents ont étudié et plus leurs enfants fréquentent les « bonnes » filières, c’est-à-dire celles qui augmentent la probabilité d’entreprendre des études postsecondaires. Par ailleurs, faire partie d’une famille aisée ne signifie pas nécessairement fréquenter une école privée.
Au terme de l’exercice, l’équipe de recherche insiste sur l’importance de considérer l’ensemble de la sphère scolaire pour que tous les élèves puissent acquérir des connaissances et vivre des expériences pendant les heures de cours et grâce aussi au parascolaire. Contrairement à la segmentation, cette dynamique inviterait à plus de mixité sociale et d’inclusion scolaire.
« On ne peut pas, il est vrai, empêcher l’émergence de nouvelles stratégies de reproduction. On peut cependant utiliser l’école et les fonds publics pour tenter de réduire les inégalités plutôt que pour mettre en place tout ce qu’il faut pour les reproduire et les accroître. » concluent les chercheurs.
i Laplante, B., Doray, P., Tremblay, É., Kamanzi, P. C., Pilote, A. et Lafontaine, O. (2020). L’accès à l’enseignement postsecondaire : l’effet de la segmentation scolaire au Québec. Québec : Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec.