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Pour un meilleur arrimage entre "Éthique et culture religieuse" et l’enseignement de la philosophie au collégial


 

 

 

Une entrevue avec M. Benoit Mercier, professeur de philosophie au Collège Montmorency, intimement associé à la rédaction du programme Éthique et culture religieuse, volet secondaire du programme Éthique et culture.

 

 

Un virage majeur : un terme à 400 ans d’enseignement confessionnel au Québec
Un virage majeur s’est opéré au Québec en 2008 : le programme Éthique et culture religieuse (ECR) entre en vigueur au primaire et au secondaire. Après plus de 400 ans, ce programme met un terme à l’enseignement confessionnel au Québec. Pour y arriver, il a fallu faire rien de moins qu’un changement constitutionnel. Ce changement majeur sur un sujet aussi sensible s’est pourtant bien fait. Benoit Mercier explique : « Lors de l’adoption du nouveau programme, la vaste majorité des groupes associés à l’éducation et tous les partis politiques ont accepté le programme. Nous avons réussi à faire cette transition. Ce passage qui a un fondement culturel est lié à l’évolution sociodémographique de la société québécoise, mais il est également profondément politique. Cette réalité marque le programme sous plusieurs aspects. Dans la façon d’aborder les sujets en éthique comme en culture religieuse ou quand on regarde la structure du programme, c’est-à-dire l’équilibre entre ces deux volets du programme, on voit qu’il est construit comme un objet politique qui permet la transition. Pour arriver à un consensus de presque tous les groupes, il y a eu des compromis.  »

Pendant 40 ans, la philosophie au collégial a été la seule discipline de la formation générale à ne pas avoir son équivalent au primaire et au secondaire
Ce nouveau programme mettait fin à une situation particulière : pendant 40 ans, la philosophie a été la seule discipline de formation générale à ne pas avoir son équivalent au primaire et au secondaire, contrairement au français et à l’éducation physique. « Pour les profs de philo et les étudiants, cette situation a été néfaste, au sens où on ne leur donnait pas la chance de donner le meilleur d’eux-mêmes. Nous avions des étudiants qui découvraient à 17 ans une nouvelle discipline, et des professeurs qui devaient partir de presque rien. Grosse différence avec les cours de français où les élèves y consacrent 6 années au primaire et 5 au secondaire. Il y a beaucoup d’avantages pédagogiques à arrimer des disciplines dès le primaire. Les enfants sont capables de réfléchir sur ce qu’est l’amitié, l’amour ou sur le juste et l’injuste. Ils sont capables de reconnaître quand quelqu’un fait un raisonnement erroné. On peut faire des apprentissages très tôt concernant les valeurs, les normes ou les principes moraux. Ce sont des apprentissages qu’il faut initier rapidement chez les jeunes afin que, rendus à l’âge qui les approche du marché du travail et de la vie familiale, ils aient acquis une très bonne capacité de réflexion critique, qu’ils soient outillés rationnellement pour aborder des questions touchant la justice sociale ou les limites de la liberté d’expression. Si on commence ce travail très jeune, ils arriveront nettement mieux armés et plus responsables par rapport à eux-mêmes, à autrui et à la société. »

Une rupture pédagogique majeure
Benoit Mercier explique en quoi l’adoption du nouveau programme ECR a été une rupture majeure : « On a peut-être déjà oublié que pendant très longtemps les élèves arrivaient au cégep avec une formation de nature très catholique. L’enseignement religieux et confessionnel n’était pas seulement l’apanage d’une seule partie du curriculum, il était répandu partout dans le cursus scolaire, et ce, dans toutes les disciplines. Avec le volet éthique du programme ECR, on passe d’un apprentissage strict des règles, des principes moraux et des dogmes religieux à une réflexion rationnelle et critique sur la signification des conduites, des valeurs et des normes. On veut surtout développer chez les jeunes l’autonomie dans l’exercice du raisonnement moral. Le programme a été construit autour du principe que l’enseignant ne doit pas témoigner de sa foi en classe. Il ne doit pas non plus accompagner la quête spirituelle de l’élève comme ça se faisait traditionnellement dans l’école québécoise. Ce n’est pas le rôle d’une école publique. Cela relève des familles et des communautés religieuses.»

Le programme du secondaire n’est pas un programme de philosophie
Le programme ECR n’est pas un programme de philosophie parce qu’il n’a pas été conçu dans cette perspective. « L’objectif n’était pas d’arrimer le primaire et le secondaire avec les cours de philosophie. L’objectif était de passer d’un enseignement confessionnel à un enseignement non-confessionnel, d’un enseignement de la morale à l’éthique, de l’enseignement confessionnel du catholicisme à une étude culturelle des religions. Cela dit, l’éthique est un domaine proprement philosophique. Et la compétence se rapportant à la pratique du dialogue qui est intégrée au programme comporte une dimension intimement liée à l’enseignement de la philosophie. Deux des trois compétences sont donc de nature philosophique. Depuis 2008, on explique, par exemple, ce qu’est une généralisation abusive à partir du premier cycle du primaire. Les enfants comprennent très vite quand on peut généraliser dans un raisonnement et quand on ne peut le faire. Il y a donc des contenus qui sont proprement philosophiques et que l’on retrouve progressivement du primaire jusqu’au secondaire. »

Une entente avec le ministère pour une continuité directe
Lors de la révision des devis ministériels touchant la formation générale en juin 2010, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) et les enseignants de philosophie se sont entendus pour que la séquence des objectifs et standards des cours de philosophie s’inscrive en continuité directe avec le programme ECR. En fait, cette continuité visait l’éthique et la pratique du dialogue et non pas la culture religieuse. Cette volonté d’arrimage était partagée par certains professeurs du collégial, mais pas par tous. Cependant, qu’on le veuille ou non, les compétences en éthique et au dialogue sont inscrites dans les programmes du primaire et du secondaire. Dans la prochaine révision des devis de philosophie, on devra tenir compte de cette nouvelle réalité. «  Les nouveaux professeurs de philosophie acceptent la présence de ces deux compétences dans les cours d’éthique et de culture religieuse. Ils comprennent l’avantage d’avoir dans leurs classes des jeunes qui ont déjà fait des apprentissages de nature philosophique. Par contre, ils se demandent si l’on a donné aux enseignants du primaire et du secondaire l’opportunité de vivre eux-mêmes adéquatement ce bouleversement majeur. Le passage a été brutal pour plusieurs enseignants du primaire et du secondaire qui enseignaient la foi catholique et pour tous les autres qui n’avaient pas nécessairement toutes les connaissances nécessaires qu’exige ECR. »

Y a-t-il un risque de dédoublement?
Benoit Mercier croit que non. « Les concepteurs du programme ont eu le souci d’éviter ce dédoublement. Mais le premier cours de philosophie au collégial est peut-être mal adapté à la situation actuelle. Plusieurs intervenants du réseau aimeraient voir une révision de ce cours. Le passage de la dernière année du secondaire vers ce premier cours de philosophie peut poser des problèmes de transition. Ça tient au fait que ce premier cours cherche à donner des bases qui figurent parfois déjà dans les programmes du primaire et du secondaire en ECR. Tel est le cas pour des apprentissages sur les types de raisonnement ou les types de jugement. Les sophismes font maintenant l’objet d’apprentissages dès le premier cycle du primaire. Le programme ECR est jeune. Il n’a que 6 ans. On ne change pas les pratiques aussi rapidement. Le temps d’adaptation est long, on pense qu’il faut 10 ans pour faire digérer au corps professoral des modifications de programmes. Au sortir du primaire et du secondaire avec près de 10 ans sur les sophismes, les jeunes voudront faire plus que cela lorsqu’ils arriveront au cégep. Nous avons tout à gagner lors de la prochaine révision du programme de philosophie à faire un meilleur arrimage. Si les jeunes arrivent au collégial avec une propédeutique, tout le monde gagne et les arrimages à faire ne seront pas majeurs. Le deuxième cours sur l’être humain ne cause aucun problème. Et pour le cours d’éthique, il faudrait s’assurer d’harmoniser le vocabulaire. On a déjà statué sur le sens des mots dans les programmes d’ECR. Les professeurs de philosophie auraient avantage à connaître ces définitions et à se positionner par rapport à ce vocabulaire. »

Quant à l’éthique, les ajustements à faire ne sont pas majeurs
« Au niveau de l’éthique, le problème d’arrimage gravite autour de l’approche. Au primaire et au secondaire, l’accent est mis sur la résolution de problèmes. On veut développer la capacité à réfléchir sur des questions éthiques pour résoudre un problème. En philo, il faut que les étudiants comprennent des théories éthiques et développent leur réflexion sur des valeurs ou des normes, sans nécessairement chercher à toujours résoudre un problème. En se posant la question “qu’est-ce que l’amitié ou le bonheur? ”, on ne veut pas nécessairement trouver des options ou des actions possibles pour résoudre un problème. On se pose très souvent ces questions pour réfléchir sur la signification de ces valeurs en tant que telles. C’est ce que nous faisons souvent en philo. En Éthique et culture religieuse, on a tendance à être strictement dans la résolution de problèmes. Il y a un ajustement à faire en Éthique et culture religieuse. Pour la compétence de la pratique du dialogue, il n’y a pas vraiment de problème d’arrimage. »

Les profs sont-ils au fait de ces questions?
Benoit Mercier croit qu’il y a encore du travail à faire en termes d’information et de formation auprès des enseignants de cégep. « Par la force des choses, les professeurs feront face à des étudiants qui leur diront“On a déjà vu ça en éthique”. Les professeurs devront s’adapter. Pour l’instant, l’inscription au devis ministériel de philo n’est pas très contraignante, car elle précise simplement que les 2 programmes sont en continuité sans que l’on ait vraiment à ce jour concrétisé le lien entre les 2 programmes. »

Note au lecteur : Pour une analyse plus détaillée de cette question, il faut lire le chapitre 7, Éthique et culture religieuse : pistes pour un arrimage avec l’enseignement collégial de la philosophie (1999-2010) par Benoit Mercier publié dans L’enseignement de la philosophie au cégep, Histoire et débats, sous la direction de Pierre Després aux Presses de l’Université Laval, 2015.

Entrevue et texte par M. Alain Lallier, édimestre, Portail du réseau collégial.






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