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Pourquoi a-t-on peur de l’évaluation?

La pratique de l’évaluation des employés est inégalement répandue dans les milieux de travail. Dans plusieurs collèges, il est bien connu que l’évaluation de l’enseignement est encore farouchement refusée, alors qu’elle est bien structurée et fonctionnelle ailleurs. Quant à l’évaluation des cadres, les pratiques sont, aussi, très variables d’un établissement à l’autre. Pourtant, si l’évaluation formelle ne fait pas toujours partie des « bonnes pratiques » d’une organisation, on sait bien que tous les employés, cadres, professionnels, soutien, profs, sont sans exception exposés au regard évaluateur de l’Autre : les collègues, les autres cadres, les étudiants, les profs.

L’humain, contrairement aux autres animaux, est un être de jugement, de comparaison. Nous portons continuellement des jugements sur à peu près n’importe quoi. La météo, la politique, le sport. Un bon collège, un mauvais collège, un bon cop, un bad cop, un bon prof, un mauvais prof, un cadre compétent, un cadre inadéquat, un bon film, un film moche. On sait que tout le monde porte un jugement sur tout, habituellement de façon anodine et sans malice, mais parfois….

On n’y peut rien, on s’y résigne. Notre dramaturge Michel Tremblay aurait dit, en entrevue radiophonique : « On est toujours le quétaine de quelqu’un ». Le jugement des autres appartient à l’ordinaire de la vie en société, avec la dérisoire consolation que si c’est vrai pour moi, c’est vrai pour toi.

Évaluer, c’est juger[i]. La définition même de l’évaluation implique que nous portions un jugement. Mais si nous sommes jugés dans l’ordinaire, si nous sommes évalués comme ça, par l’un ou par l’autre, pourquoi voyons-nous tant de résistance à l’évaluation structurée, encadrée, des ressources humaines?

La résistance :

Ce qui fait peur, ce qui induit une résistance souvent farouche, ce n’est pas l’acte même de l’évaluation. Ce qui fait si peur, c’est la conséquence de l’évaluation.

Nos jugements peuvent altérer notre attitude à l’égard d’une personne, parfois irrémédiablement. Et puisque nous sommes tous conscients de cela, nous craignons « l’Autre » dont le jugement peut être négatif ou positif. Avoir peur de l’évaluation, c’est avoir peur de l’Autre qui a ou à qui nous accordons du pouvoir sur nous. La confiance n’est pas au rendez-vous, on est méfiant. Moi-même, je serais réticent à accorder à quelqu’un en qui je n’ai pas confiance le pouvoir d’évaluer mes compétences et d’avoir en quelque sorte du contrôle sur la suite des choses.

Nous connaissons tous du stress lorsqu’on se sait évalués. Plusieurs cadres de collège pourraient témoigner de l’anxiété de se sentir évalués par des profs, par des collègues ou par leur supérieur. De même, plusieurs profs vivent l’anxiété de se savoir évalués par des étudiants[ii].

Une évaluation informelle, non partagée, non consentie, peut avoir une conséquence négative, délétère. Elle peut mener à un sentiment d’exclusion, d’inadéquation, de rejet. Parfois le silence de l’autre se transforme en acte de cruauté qu’on ne ferait pas à son chat. « Il y a des silences qui parlent », disait ce prof influent à un membre de la direction, avant de tourner les talons. Un sniper n’aurait pas fait mieux.

Des jugements implicites, des évaluations péremptoires, des mesquineries relevant de « l’hommerie » mènent trop souvent à la détresse professionnelle et à des fins de carrière qui se terminent mal, dans l’amertume, le sentiment de trahison.

Les avantages de l’évaluation

Selon le psychologue Nicolas Chevrier[iii], l’évaluation des employés constitue une des quatre grandes tendances actuelles menant à des conditions de travail heureuses. « Être évalué a un impact direct sur notre estime de soi professionnelle », disait-il à Radio-Canada, le premier mai dernier. Un bon système d’évaluation nous permet de connaître nos points forts. Mais cela permet aussi de guider le développement de la carrière en identifiant ce qui devrait être amélioré.

Permettez-moi une anecdote : Alors que j’étais membre de la direction d’un cégep, il y a quelques années, j’avais mis en place un système d’évaluation de l’enseignement (évaluation par les étudiants et évaluation par les pairs) encadré par une politique adoptée en CA. J’allais personnellement en classe solliciter les feedback des étudiants et, en fin de session, je rencontrais personnellement les enseignants concernés dans une conversation sur les points forts et les aspects à améliorer. On évaluait l’enseignement d’une dizaine d’enseignants par session, en rotation aléatoire. Enfin … presque. Il a vite été évident que j’ai été débordé par cette surcharge et j’ai délégué une partie de ce processus à la conseillère pédagogique. Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir la visite de la présidente syndicale qui m’a demandé de maintenir ma pratique de rencontrer personnellement les enseignants évalués afin que je prenne connaissance des résultats de leur évaluation. « Nous voulons que la direction du collège sache que nous sommes bons », me disait-elle fièrement. Et, puisqu’elle lit ce billet, je la salue chaleureusement !

D’une évaluation informelle à une évaluation structurée

Le paradoxe est évident : nous savons que nous sommes évalués, jugés. Mais la plupart d’entre nous sommes réticents à une évaluation structurée, officielle. Comme si on ne voulait pas « le savoir ».

Puisqu’il y a toujours une conséquence à un acte de jugement (ou une prise de décision, quelle qu’en soit la nature), il vaut mieux que l’ensemble du processus, incluant ses suites et conséquences, soit encadré, structuré, transparent et consenti. Il y a des conditions à une telle structure et elles sont bien documentées[iv]. Les plus évidentes relèvent de la transparence, de la bienveillance envers la personne et envers l’organisation, du respect, de la crédibilité des acteurs. Entre autres, ces conditions incontournables:

·       Les règles du jeu sont claires et transparentes, enchâssées dans une politique convenue;

·       L’évaluateur (ou l’équipe d’évaluation) est perçu comme crédible, digne de confiance, bienveillant, sincère;

·       L’évaluation est structurée et régulière.

Sur ce dernier point, certaines organisations évaluent annuellement les employés, avec attentes, objectifs à atteindre dans l’année et retour sur ces objectifs l’année suivante. Dans une grande organisation comme un collège, cette cadence pourrait être irréaliste et pourrait justifier une alternance, par groupe ou autrement, sur quelques années. Dans tous les cas, il appert que l’évaluation régulière des employés exige une autodiscipline organisationnelle, fondée sur une forte conscience que l’évaluation est rentable pour tous.

Qu’on soit dans un collège, une station service, une coopérative agricole, évaluer un subalterne ou être évalué par un supérieur exige la confiance mutuelle pour que cela contribue réellement à la qualité de vie au travail et à la santé de l’organisation.

Qu’en pensez-vous?

Rédacteur : Robert Howe, consultant en pédagogie de l'enseignement supérieur, spécialiste en évaluation.

Tout commentaire ou suggestion de votre part sera bienvenu. Vous pouvez adresser vos commentaires à howerobert@sympatico.ca



[i]  Certains utilisent le mot « évaluation » en amalgamant l’ensemble du processus, comme un tout. Pour ceux-là, évaluer,  c’est prendre de l’information (« mesurer »), porter un jugement fondé sur une comparaison entre ces informations et des critères (« évaluer ») et agir en conséquence de ce jugement (« décider »). Dans mes propos, je recommande toujours de percevoir ces trois étapes séparément puisqu’il s’agit de trois processus qui ont leurs propres règles. Ainsi, j’utilise le mot évaluation pour parler de l’acte de jugement seulement.

[ii]  Andrée Condamin rapporte des traces de cette anxiété, délétère, dans sa recherche publiée sous forme de livre : Au risque d’être soi. Crise professionnelle : des enseignants se racontent. Septembre éditeur, 1997. 104 pages.

[iii]  On peut écouter dans les archives de l’émission Les Éclaireurs, à la minute 19h41, la chronique Psychologie avec Nicolas Chevrier : Améliorer sa qualité de vie au travail » http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/les-eclaireurs/episodes/380153/audio-fil-du-lundi-1-mai-2017 . À la minute 4:50, ce psychologue résume bien les avantages de l’évaluation, dans un contexte où on a un bon système d’évaluation.

[iv]  Entre autres : Bernard, Huguette. Évaluer, améliorer et valoriser l’enseignement. Guide à l’intention des universités et des collèges. ERPI éditeurs, Montréal, 2011. 331 pages. 

 






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