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Intelligence artificielle, malaise réel dans les cégeps

Les promesses de l’intelligence artificielle donnent le vertige aux enseignants. Un guide qui circule dans les cégeps suggère aux professeurs d’utiliser l’outil ChatGPT pour rédiger leurs plans de cours, produire des questions d’examen extrêmement pointues ou gérer les élèves « tannants » qui dérangent le groupe.

par Marco Fortier  (Le Devoir)

À peine deux mois après son apparition dans l’espace public, cette application dite « intelligente » semble en voie de bouleverser la profession enseignante. Les professeurs observent avec un mélange de fascination, de stupeur et d’inquiétude les possibilités à peu près illimitées de ChatGPT et de ses clones qui émergent, dont celui de Google.

« Ça me donne plus que le vertige : je trouve que c’est effarant, parce que ça remet en cause tout le sens de ma profession », résume Marijo Demers, professeure de science politique au cégep de Saint-Hyacinthe.

Les penseurs en éducation cherchent d’abord à éviter que les étudiants fassent rédiger leurs travaux par ChatGPT. Au-delà des risques de tricherie, un guide destiné aux enseignants qui circule dans les cégeps pousse la réflexion plus loin : ce document de neuf pages recommande aux professeurs de recourir abondamment à l’intelligence artificielle (IA) dans le cadre de leur travail.

Par curiosité, Marijo Demers a demandé à ChatGPT de lui proposer un plan pour un cours d’économie politique et internationale qu’elle donne pour la première fois. Avec un brin de scepticisme, la professeure le lui a même demandé sept fois plutôt qu’une pour mettre à l’épreuve la prétendue intelligence de ce robot informatique.

Le résultat l’a jetée par terre : « J’ai eu sept plans de cours distincts, et ils passaient tous la rampe haut la main. Je n’aurais pas eu honte de les présenter aux collègues », dit-elle.

L’enseignante a finalement conçu son propre plan de cours, mais les prouesses de ChatGPT l’ont fait réfléchir. « Quel est le sens d’être prof si tu sous-traites ta pensée à l’intelligence artificielle ? Il y a un certain abrutissement à laisser la technologie réfléchir pour nous. Je ressens de la joie à produire un plan de cours. C’est une propriété intellectuelle. Ça relève de notre autonomie professionnelle », raconte Marijo Demers.

Elle craint une « uniformisation de la pensée » avec l’émergence des robots conversationnels. « ChatGPT va produire ce qui est le plus vraisemblable, mais ne va pas balayer le champ des possibles », soutient la professeure.

De l’aide pour les profs ?

Le « champ des possibles » de l’IA, en tout cas, s’élargit de jour en jour en enseignement. Un guide destiné aux professeurs suscite l’étonnement dans le réseau collégial au Québec. Ce recueil a été produit par Andrew Herft, un pédagogue australien spécialiste des technologies. Une version française du document circule dans les cégeps.

L’expert suggère aux profs de faire exécuter une série de tâches à ChatGPT, et certaines sont d’une grande complexité. Il propose ainsi de demander au robot de créer une histoire immersive « dont vous êtes le héros » sur le conflit israélo-palestinien pour aider les élèves à s’immerger dans les complexités de cet épisode millénaire. « Demandez-moi sans cesse de choisir une option avant de passer à la partie suivante de l’histoire », suggère-t-il de demander à ChatGPT.

L’intelligence artificielle peut aussi faciliter la création de travaux d’équipe qui exigent la participation de chaque membre du groupe et qui font donc en sorte qu’aucun élève ne se la coule douce pendant que ses camarades font tout le boulot. Il suffit de le demander à ChatGPT.

Andrew Herft propose de confier à ChatGPT le mandat de créer des questionnaires, des stratégies de gestion de classe, des travaux en biologie, en histoire, sur la Révolution française, sur la révolution industrielle en Europe, sur la photosynthèse… L’imagination est la seule limite, peut-on comprendre.

Le guide australien recommande aussi le recours à l’IA pour « générer un exemple d’un essai bien écrit sur [tel sujet] qui répond aux critères de la note “A”, avec une annotation détaillée expliquant les critères de réussite ». Les élèves sauront ainsi quel genre de travail ils doivent livrer — s’ils ne le font pas écrire eux aussi par ChatGPT, diraient certains profs.

Un outil à baliser

Stéphane Chalifour, professeur de sociologie au collège Lionel-Groulx, n’est « pas du tout emballé » par les promesses de cette technologie en éducation. Il se décrit comme un « vieux prof » plus près de la retraite que de ses années de formation universitaire. « ChatGPT, c’est un rouleau compresseur, on ne pourra pas l’éviter », reconnaît toutefois le professeur.

Il cite du même souffle Hannah Arendt, qui disait, dans La crise de la culture, qu’on doit « préserver l’école de toutes les influences », la rendre imperméable aux modes. Les élèves ont d’abord besoin d’apprendre à faire des efforts, à s’engager dans leurs études, estime M. Chalifour. Les technologies ont peut-être bien des qualités, mais pas nécessairement celle de donner le goût d’apprendre aux jeunes, croit-il.

Tous les acteurs du réseau collégial disent être interpellés par les conséquences de l’intelligence artificielle sur l’enseignement. La Fédération des cégeps a demandé à ses « communautés de pratique » (des partenaires de tous les horizons en enseignement) de réfléchir à ces questions éthiques tout à fait nouvelles.

L’exercice vise à déterminer si ChatGPT et les applications du même type peuvent être utiles en éducation, et dans quelles circonstances, indique-t-on.

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8 février 2023