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L'intelligence artificielle en enseignement supérieur

Des orientations, un guide, mais un manque de vision et de moyens

Entretien avec Dave Anctil, professeur de philosophie et d’intelligence artificielle au Collège Jean-de-Brébeuf. Le ministère de l’Enseignement supérieur rendait publics fin août deux documents sur l’intégration de l’intelligence artificielle en enseignement supérieur. Le lendemain, Dave Anctil nous accordait cette entrevue.

Par Alain Lallier, Portail du réseau collégial

Un référent commun

Interrogé sur les deux documents publiés par le Ministère, Dave Anctil résume sa pensée : « Je trouve que ces documents nous proposent un langage commun pour l’ensemble du réseau des collèges et universités, ce qui nous permettra de partager un même vocabulaire, notamment sur le plan éthique, de la gouvernance, sur la question de l’accessibilité, l’équité et sur la vision humaniste, qui place l’humain au centre des transformations technologiques. C’est très bien. Je trouve aussi important d’insister sur la sobriété numérique et sur l’impact environnemental des technologies numériques, qui font aussi partie de nos missions en tant que maisons d’enseignement. Il y a aussi des outils pratiques très modernes sur l’adaptation et le suivi pour les administrations des collèges et universités. Tout ça, c’est très bien aussi. »

Absence de leadership du Ministère

Par contre, selon Dave Anctil, ces contenus auraient dû être disponibles depuis plus d’un an, car tous ces consensus et ces ressources existaient en 2024. « En 2025, on fait face à un retard important face à l’ampleur des défis. Ils demandent une vision plus ambitieuse. Ce n’est pas le travail derrière les deux documents qui me pose problème, mais l’absence de leadership du Ministère de l’enseignement supérieur devant un si grand défi. »

Le réseau collégial et universitaire inféodé à l’environnement Microsoft

« La question de la souveraineté numérique est complètement mise de côté. Par exemple, quel service d’IA devrions-nous utiliser? Comme toutes nos organisations d’enseignement supérieur fonctionnent dans un environnement Microsoft, on n’a pas vraiment le choix d’utiliser Copilot d’Office 365, qui ne constitue pas nécessairement le meilleur outil d’IA générative, surtout si on ne paie pas pour la très dispendieuse version PRO. »

Quels services d’IA générative allons-nous utiliser?

Selon Dave Anctil, il faut revoir nos infrastructures informatiques (matérielles et logicielles), car nous ne les contrôlons pas. De plus, elles nous coûtent très cher et ne sont pas toujours adaptées à nos besoins. « Nous nous attendions à ce que le gouvernement du Québec nous informe sur les services d’IA générative qui seront à notre disposition dans nos organisations. Allons-nous nous faire imposer les logiciels Microsoft à des coûts prohibitifs et pour lesquels les cégeps et les universités n’ont pas reçu d’argent afin d’abonner leurs étudiants et leur personnel? Où va-t-on utiliser les services disponibles gratuitement avec toutes les conséquences de non-respect des principes énoncés dans les deux documents que le Ministère vient de rendre publics ? C’est-à-dire des services gratuits qui ne protègent pas les informations confidentielles, les droits d’auteur et qui ne respectent pas les deux lois québécoises, dont la Loi 25. Cela m’apparaît comme une façon d’éviter de se confronter à la réalité technologique actuelle. »

Allons-nous nous faire imposer les logiciels Microsoft à des coûts prohibitifs et pour lesquels les cégeps et les universités n’ont pas reçu d’argent afin d’abonner leurs étudiants et leur personnel?

Deux classes de citoyens

Le professeur de Brébeuf décrit ce qui se passe actuellement : « Les étudiants et les professeurs utilisent ChatGPT ou Gemini dans leurs versions gratuites, et ceux qui ont les moyens se paient un abonnement. Bref, il existe deux classes de citoyens dans le milieu de l’éducation : ceux qui ont les moyens de payer un abonnement pour bénéficier de services supérieurs, personnalisés, ainsi que d’une protection de la confidentialité et des données, et ceux qui n’ont pas les moyens, c’est-à-dire la majorité des étudiants et une bonne partie du corps enseignant. »

Le besoin d’infrastructures collectives propres au Québec

« J’aimerais au moins entendre le constat suivant de la part de nos élus : nous avons absolument besoin d’infrastructures informatiques dans le réseau de l’enseignement supérieur, poursuit-il. Par exemple, on pourrait développer un supercalculateur québécois qui servirait exclusivement aux universités et aux cégeps. Il serait utilisé pour développer et faire fonctionner des modèles disponibles gratuitement et adaptables au contexte éducatif québécois. Ainsi, on pourrait fournir à tous des services d’IA générative performants à l’abri des intérêts corporatistes des géants américains. Ils nous aideraient à protéger nos lois québécoises et à incarner les valeurs et principes contenus dans les deux documents. J’aurais aussi espéré hier, quand la ministre a fait le tour des médias, qu’elle annonce que le Ministère avait débloqué des budgets – comme dans bien d’autres pays, dont la Finlande – pour développer les capacités humaines et institutionnelles nécessaires à notre réseau pour faire face à cette révolution technologique qui affecte profondément l’enseignement et la recherche universitaire. Mais ça n’a pas été annoncé, parce que je suis certain qu’on n’avait pas une telle vision. »

Le problème du délestage cognitif des étudiants

Selon le spécialiste de l’IA, d’autres aspects sont trop peu développés dans ces documents. Selon lui, la plus grande menace pour l’enseignement supérieur et l’apprentissage, c’est le délestage cognitif des étudiants. Si les cours ne sont pas adaptés à la réalité et que l’on donne encore des devoirs à faire à la maison, selon les approches établies de longue date, les étudiants continueront d’utiliser massivement l’IA pour faire le travail à leur place. Les études commencent à montrer l’impact d’un désapprentissage important, et 67 % des étudiants canadiens admettent dans le dernier sondage de KPMG qu’ils apprennent moins lorsqu’ils utilisent l’IA. Ils deviennent vite plus dépendants de l’IA pour la compréhension et l’analyse, la création et la rédaction – des compétences centrales de l’enseignement supérieur.

Les études commencent à montrer l’impact d’un désapprentissage important, et 67 % des étudiants canadiens admettent dans le dernier sondage de KPMG qu’ils apprennent moins lorsqu’ils utilisent l’IA.

D’ailleurs, les enseignants commencent à le voir sur le terrain : les étudiants ont plus de difficulté à faire des choses relativement faciles à accomplir sans assistance. Juste de réfléchir par eux-mêmes, de démonter une certaine pensée critique. Pour réussir l’intégration de l’IA en éducation, il faut savoir comment amener les étudiants à éviter de délester la tâche. En ce sens, je pense que le guide pratique aurait dû développer davantage cette question pour nous contraindre à repenser l’évaluation. Par exemple, plusieurs cours pourraient se donner d’une manière complètement différente sans l’usage du numérique afin que les étudiants aient des espaces intellectuels actifs. On doit aussi davantage évaluer le processus intellectuel que le résultat final, car c’est dans la démarche (et l’effort qu’elle suppose) que survient l’apprentissage au plan neurocognitif. Chose certaine, il faut aussi apprendre à nos étudiants à utiliser ces outils efficacement et d’une manière responsable, bénéfique et éthique. Or, tout cela demande des ressources que, manifestement nous n’aurons pas. »

L’impact de l’IA sur les professions

La conséquence est grave. L’éducation supérieure est aussi au cœur de la formation professionnelle et doit s’adapter aux transformations économiques. Mais les réseaux collégial et universitaire ne sont pas préparés à la nouvelle économie. Par ex., l’IA devient un concurrent majeur pour tous les métiers associés à la production audiovisuelle, au journalisme et à la production de contenus : « La tendance est claire : on va noyer le marché de contenus synthétiques qui n’ont pas été créés par des humains ou principalement par des humains. Ce qui risque fortement de dévaloriser, au plan économique, la création humaine et les compétences techniques dans ces marchés du travail. Autrement dit, la valeur marchande du travail technique et créatif risque de baisser. Les artistes, notamment, sont déjà très vulnérables du point de vue économique. C’est troublant de savoir que nos jeunes qui étudient dans ces domaines vont être confrontés à une concurrence inédite qui repose – ironie suprême – sur notre patrimoine culturel et intellectuel. Les algorithmes des plateformes numériques ont permis la diffusion mondiale de la musique et de la vidéo, mais elles ont aussi fait en sorte que la concurrence soit devenue déloyale pour des petits marchés comme celui du Québec. Nos artistes ont subi une baisse de revenus importante depuis plusieurs années, et maintenant l’IA générative va probablement empirer les choses. »

La tendance est claire : on va noyer le marché de contenus synthétiques qui n’ont pas été créés par des humains ou principalement par des humains.

Des pertes importantes d’emplois à prévoir

Certains secteurs sont déjà touchés profondément par l’IA et connaissent des pertes importantes d’emplois. En juillet de cette année, le taux chômage actuel des jeunes en début de carrière a déjà atteint un niveau de récession (14,6 % au Canada et 10,8 % aux États-Unis), pendant que la valeur boursière des multinationales technologiques atteint des sommets stratosphériques. Nous assistons à une transformation économique majeure pour laquelle nous ne sommes pas préparés : la conjonction d’un droit du travail inadapté avec les incitations à augmenter la productivité va conduire à une réduction de la dépendance au travail humain. Cela aura des conséquences troublantes pour la valeur perçue de l’enseignement supérieur, car c’est la dimension cognitive du travail humain qui sera la plus touchée par l’IA. À court terme, il n’y aura pas de perte d’emplois en construction, en plomberie, en électricité ou en santé. Ces métiers ne sont pas menacés, parce que la robotique avance beaucoup moins rapidement que l’IA et le travail des robots demeureront supervisés par des professionnels de ces métiers. Mais une partie croissante du travail réalisé avec des ordinateurs ou dans un environnement bureautique et numérique est automatisable par la nouvelle génération d’IA.

« Pour l’enseignement supérieur, c’est tragique, parce que nous travaillons à former des esprits capables d’effectuer des tâches complexes, de raisonner, d’être créatifs, de travailler avec le langage naturel, scientifique et informatique. Et c’est justement dans la réplication de ces fonctions cognitives que l’IA excelle de plus en plus. »

Un enseignement supérieur qui peut perdre de sa valeur

Le message que reçoivent les étudiants, c’est que l’enseignement supérieur n’a plus la même utilité qu’autrefois. Elle ne garantit plus un travail bien rémunéré ou la possibilité d’une belle carrière. « Si j’étais jeune aujourd’hui, je me demanderais s’il ne vaut pas mieux rester à la maison et me servir de l’IA et du numérique pour apprendre par moi-même et créer éventuellement ma propre entreprise ou lancer des produits synthétiques et espérer que les revenus générés sur des plateformes me permettent d’en vivre. Ce phénomène, qui existe déjà, pourrait entraîner une baisse importante de la population étudiante aux études supérieures, ce qui se traduirait directement par une diminution des connaissances et des compétences humaines, ainsi qu’une dépendance accrue à l’IA. Pourtant, nous avons absolument besoin de cultiver l’intelligence humaine! Si on veut parler d’humanisme, alors c’est de l’importance de cultiver l’humain que l’on devrait parler. »

Donner un sens à l’enseignement supérieur

Dave Anctil voit la trajectoire actuelle de façon assez pessimiste, parce que nos gouvernements n’ont pas de vision ambitieuse et cohérente, en particulier pour l’enseignement supérieur. « Je me serais attendu à ce qu’un plan fasse état d’une vision pour faire face à ces défis d’ici 2030, avec un discours qui vise à renforcer la formation fondamentale, ainsi que les connaissances et les compétences essentielles et importantes pour s’adapter à l’IA. Il faut donner un sens à l’enseignement supérieur qui dépasse l’utilité économique. À partir du moment où les jeunes ne voient plus ce sens, je les comprendrais s’ils désertaient l’enseignement supérieur, même si je pense qu’ils n’ont pas raison. Il faudra que nous réfléchissions plus profondément sur le rôle et les façons de faire en enseignement supérieur. Cette réflexion ne peut pas être le fruit du travail local de chaque institution. Et elle ne peut pas venir d’en bas sans mobiliser les gens et en faire un véritable projet de société», conclut-il.

 

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