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Impact de la loi 14
L’Épreuve uniforme de français dans les cégeps anglophones : une mesure critiquée
Pour la première fois en décembre dernier, les cégeps anglophones du Québec étaient tenus de soumettre leurs étudiants non admissibles à l’enseignement en l’anglais à l’Épreuve uniforme de français (EUF). Trois enseignantes des collèges Champlain et Vanier nous racontent les effets de cette nouvelle mesure dans leur milieu.
Par Élise Prioleau, rédactrice
En vertu de la loi 14, les cégeps anglophones doivent offrir trois cours de français crédités aux étudiants non admissibles aux études en anglais, plutôt que deux cours de français, comme c'était le cas auparavant. Ces deux nouveaux cours sont axés sur les compétences nécessaires à la réussite de l’Épreuve uniforme de français (EUF). Ils remplacent les cours de français langue seconde par niveaux qui étaient autrefois offerts à tous les étudiants des cégeps anglophones, sans distinction. Les étudiants soumis au parcours de l’EUF devront également faire deux des cours de leur programme en français, pour un total de cinq cours en français.

« On a dû déployer rapidement trois nouveaux cours de littérature, mais également deux nouveaux cours de mise à niveau et de renforcement en français écrit. L’ensemble des grilles de programmes a dû être révisé pour faire de la place à ces cours-là », explique Julie Gagné, enseignante et coordonnatrice pédagogique du département de français au Cégep Vanier.
Au sein des collèges anglophones, 46 % des nouveaux inscrits en 2021 étaient de langue maternelle anglaise, 29 %, de langue maternelle française et 25 %, de langue maternelle autre que le français ou l’anglais. »
Office québécois de la langue française (OQLF)
Malgré la création d’un nouveau parcours académique pour les étudiants non admissibles à la formation en anglais, ils restent désavantagés comparativement aux étudiants des collèges francophones, qui bénéficient de 100 heures de plus pour se préparer à l’EUF.
Un manque de temps pour découvrir la culture francophone

Tout comme Julie Gagné, les enseignantes et coordonnatrices du département de français au Collège Champlain, Valérie D’Auteuil-Gauthier et Hélène Mathieu, considèrent qu’elles manquent dorénavant de temps pour susciter le plaisir de la littérature en français chez leurs étudiants.
« On réalise qu’on se concentre beaucoup sur ce qui est difficile à l’Épreuve uniforme de français, c’est-à-dire la structure du texte et la qualité de la langue. On a moins de temps pour explorer la création littéraire et demander aux élèves ce qu’ils pensent des œuvres », déplore Valérie D’Auteuil-Gauthier.
Hélène Mathieu, quant à elle, salue toutefois l’ajout d’un cours de plus en français dans le parcours des étudiants anglophones, qui devront compléter en tout trois cours en français en vertu de la loi 14. « On souhaite leur donner les bases nécessaires en français pour qu'ils puissent travailler en français plus tard s'il le souhaitent », remarque l’enseignante.
Les enseignantes des collèges Vanier et Champlain considèrent néanmoins que l’imposition de l’EUF dans les cégeps anglophones n’est pas le meilleur moyen d’assurer la pérennité de la langue française au Québec. « Même avec les meilleures intentions de bien préparer tous nos étudiants à l’EUF, nous n’avons pas les ressources humaines ni financières pour soutenir adéquatement cent pour cent de nos étudiants, en particulier les étudiants issus de l’immigration », déplore Valérie D’Auteuil Gauthier.
Si les étudiants des collèges Champlain et Vanier ont un taux de réussite à l’EUF de plus de 80%, les enseignantes sont inquiètes du sort du 20% restant, dont la diplomation pourrait être compromise par l’imposition de cette nouvelle évaluation.
Les étudiants immigrants, les grands perdants de la loi 14
Selon les enseignantes, l’EUF ne tient pas compte de la réalité des étudiants immigrants. Autrefois, ils pouvaient compléter un diplôme en anglais au Québec, tout en commençant un parcours obligatoire en français langue seconde (FLS). En vertu de la loi 14, « les étudiants qui ne sont pas titulaires d'une déclaration d'admissibilité pour English Instruction (COE) et qui ont fait leurs études à l'extérieur du Québec doivent fournir une preuve de leurs compétences en français pour être admis au programme de DEC », peut-on lire sur le site du Collège Dawson.
Malgré ces mesures à l’admission, « les exigences de passation de l’épreuve sont trop élevées pour nos étudiants immigrants. Il en va de même pour nos étudiants autochtones. Les cours de littérature ne sont pas adaptés à leur niveau de compétences », affirme Valérie d’Auteuil Gauthier. « On a certains étudiants que ça fait trois fois qu’ils font le premier cours de français. Faire une dissertation critique de 900 mots quand on ne connaît presque pas une langue, c’est impossible », déplore Hélène Mathieu.
Au départ, il y a eu beaucoup de ressources financières pour nous adapter à la loi 14, mais maintenant c’est terminé. Pourtant, nos besoins sont plus grands maintenant et les enseignants sont épuisés.
Valérie D’Auteuil Gauthier, enseignante de français au Collège Champlain
Pour aider au maximum tous leurs étudiants à atteindre les compétences requises en français, les collèges Vanier et Champlain ont néanmoins créé un service d’aide en français sur mesure pour les étudiants qui devront passer l’EUF.
Les départements de français ont également embauché de nouveaux enseignants. « Il y a eu une embauche massive de professeurs de français. On est passé d’un département de 11 à 22 enseignants. Ça s’explique par le fait que 65% de nos étudiants sont non admissibles aux études en anglais et doivent faire l’EUF », relève Hélène Mathieu, enseignante au Collège Champlain.
« Au départ, il y a eu beaucoup de ressources financières pour nous adapter à la loi 14, mais maintenant c’est terminé. Pourtant, nos besoins sont plus grands maintenant et les enseignants sont épuisés », nuance l’enseignante Valérie D’Auteuil Gauthier.
Iniquités et frustrations dans les départements de français
Depuis l’adoption de la loi 14, au Collège Champlain, le département de français est divisé en deux : les enseignants du parcours EUF et les enseignants du parcours de français langue seconde (FLS).
« Dans les faits, on se retrouve avec un département scindé en deux. D’un côté, certains enseignants se retrouvent avec des petits groupes d’élèves qui doivent faire 250 mots à la fin de la session et d’autres se retrouvent avec des grands groupes d’élèves qui doivent réaliser un texte de 900 mots à la fin de la session. La charge de travail n’est pas la même entre les deux. Ça créé des injustices au sein même du département », regrette Valérie D’Auteuil Gauthier.
« Pour maîtriser et adopter une langue, on a besoin de développer un lien intime et authentique avec cette langue. Pour cela, on a besoin de l’ensemble des acteurs de la société. »
Julie Gagné, enseignante de français au Cégep Vanier
À cela s’ajoutent des iniquités en termes d’heures de travail. « Depuis l’introduction de l’EUF, nous avons énormément de cours à donner à l’automne, et beaucoup moins à l’hiver. Nous avons 6 enseignants qui n’ont pas de charge de cours à l’hiver, ce qui les maintient dans la précarité. On va être obligé d’aller en embauche, car ces enseignants vont probablement finir par quitter », s’inquiète Hélène Mathieu.
Soumises à un véritable casse-tête administratif et pédagogique, les enseignantes rencontrées remettent unanimement en question l’imposition de l’EUF dans les cégeps anglophones.
La Fédération des cégeps opposée à l’EUF dans le réseau anglophone
Rappelons que dans un communiqué publié en 2021, dans le cadre des auditions sur le projet de loi 96, la Fédération des cégeps s’opposait à l’imposition de l’EUF dans les cégeps anglophones. La Fédération des cégeps qualifiait alors cette approche de « punitive et inadéquate », souhaitant miser sur « une vaste campagne d’activités culturelles » pour « susciter l’adhésion essentielle des jeunes à la culture québécoise ».
Parmi les recommandations de la Fédération des cégeps, le ministère a retenu le fait de soumettre les étudiants sortants à une seule épreuve linguistique, l’EUF pour les francophones et allophones et l’Épreuve uniforme d’anglais pour les étudiants admissibles à l’enseignement en anglais.
Julie Gagné, enseignante au Cégep Vanier, souhaite vivement que l’épreuve uniforme de français et, plus largement, la valorisation du français au Québec, fassent l’objet d’une vaste concertation dans le milieu de l’éducation.
« Les acteurs des différents ordres d’enseignement devraient réfléchir ensemble aux méthodes pédagogiques à impact élevé. Un partage de connaissance entre le milieu de la recherche et tous les ordres d’enseignement serait bénéfiquepour mettre en commun les expertises. Avec la demande qui devient de plus en plus grande en francisation, il va falloir se mobiliser pour trouver les mesures les plus pertinentes pour répondre aux besoins des apprenants », estime Julie Gagné.
Pour le moment, le seul fait d’imposer l’EUF ne garantit pas l’avenir du français dans la province. « Pour maîtriser et adopter une langue, on a besoin de développer un lien intime et authentique avec cette langue. Pour cela, on a besoin de l’ensemble des acteurs de la société. Cultiver le plaisir du français est une stratégie plus porteuse selon moi. Le fait d’être capable d’écrire un texte qui comporte moins d’une faute aux trente mots n’est pas garant de la participation de ces futurs citoyens dans le monde francophone », conclut-elle.