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Par Alain Lallier
Entretien avec Bernard Morin, premier président de l'AQPC
Dans le cadre du 40e anniversaire de la création de l’Association québécoise de pédagogie collégiale (AQPC), revisiter le contexte de sa naissance devient comme un devoir de mémoire. Bernard Morin, le premier président de l’AQPC, nous sert de guide.
Dans un livre à paraître bientôt(1), Bernard Morin nous situe dans le temps :« La scène se passe à l’hôtel motel Le Martinet, à La Pocatière, où sont réunis les membres de la Commission des conseillers en recherche et expérimentation (les CRE,comme on les désignait) de la Fédération des cégeps. Cette commission regroupait les porteurs du dossier de la recherche et de l’expérimentation pédagogique dans leur cégep respectif. Nous étions une trentaine, majoritairement des conseillers et des conseillères pédagogiques. C’est à cette occasion que furent jetées les bases de l’Association québécoise de pédagogie collégiale. »
Une réaction viscérale
« La Fédération, à son congrès de l’automne, allait modifier ses orientations et procéder à une importante restructuration qui entraînerait l’abolition des commissions composées principalement de conseillers et de conseillères (conseillers pédagogiques, aides pédagogiques individuels, conseillers à la vie étudiante) pour ne conserver que des commissions formées des directeurs de services (services pédagogiques, financiers, du personnel, des affaires étudiantes), à l’exception de celle de l’éducation des adultes. Dans les faits, elle se donne le statut d’une fédération patronale. Devant cette éventualité, nous avons décidé de nous saborder et de mettre fin, sur-le-champ, aux activités de notre commission. La déception et la frustration s’exprimaient sans retenue. »
Le contexte : un terrain politique et pédagogique mouvant
Pour Bernard Morin, la création de cette nouvelle association s’inscrivait dans un contexte politique et pédagogique singulier. Pour lui, la Fédération des cégeps n’avait pas vraiment le choix de prendre un tel virage. « Nous étions, à l’époque, à un confluant des pressions entre d’une part la volonté et la nécessité d’affirmer pleinement la présence des cégeps dans la formation qu’ils avaient à offrir, de même que le développement pédagogique qui doit l’accompagner et, d’autre part, un mouvement politico-social incarné par le mouvement syndical, avec tout son lot de remises en question. Nous étions sur un terrain éminemment mouvant. Nous cherchions des ancrages et des repères. Et nous cherchions aussi à sortir d’un cadre qui était devenu étouffant, paralysant. Je me souviens de discussions avec des cadres du Cégep de Saint-Jérôme autour des années 1975. Pour eux, le contexte de travail était extrêmement lourd. Les étudiants contestaient; les profs contestaient; et on remettait constamment en question l’existence même des cégeps. Les conseillers en recherche, comme bien d’autres, cherchaient des appuis, des leviers pour effectuer leur travail. Dans un tel contexte, nous ne voyions pas comment et pourquoi on pouvait dissoudre un lieu de rencontre comme la Commission des CRE. Nous étions seuls dans notre collège. Comment pouvions-nous continuer à travailler sans un lieu d’échanges et de rencontres pour partager les expertises ? C’était essentiel pour nous.
« Un tel lieu tenait de la nécessité dans l’exercice de nos fonctions de soutien aux enseignants et au développement pédagogique ; un moyen efficace de contrer l’isolement et accroître la qualité de nos interventions. »(2)
Il y avait donc énormément de frustration à voir la Commission des CRE abolie par la Fédération des cégeps. C’était émotivement chargé comme réaction. »
L’AQPC a joué un rôle de révélateur et de rassembleur
On a aussi assisté à cette même époque, à l’émergence et au déploiement du Réseau Performa. Plusieurs membres de la Commission des CRE étaient également des répondants locaux de Performa. De ce côté, il n’y avait pas d’acquis solides non plus. « Certains collèges refusaient ou hésitaient à s’engager dans Performa. Plusieurs répondants et conseillers se retrouvaient souvent dans une situation précaire parce que leur poste, tout comme les CRE, n’était pas toujours assuré d’une année à l’autre. Dans ce contexte, les instigateurs de l’AQPC voulaient ouvrir un nouveau territoire propice aux échanges d’expertise.Bâtir quelque chose qui permettrait de consolider ce que l’on sentait être l’essentiel de notre travail, à savoir le développement pédagogique. Les années 1980 à 1990 ont été déterminantes pour les établissements collégiaux. L’AQPC a joué un rôle certain là-dedans. Elle a joué un rôle de révélateur d’une pédagogie collégiale en émergence et de rassembleur de ceux et celles qui la pratiquaient au quotidien. Elle a su montrer qu’il y avait là quelque chose d’important sur lequel il fallait travailler, ce qui a contribué à l’atteinte d’une certaine maturité pédagogique. »
Le premier colloque réunit 17 personnes
Le 4 juin 1981, à L’Auberge Morency de Saint-Hyppolite au nord de Montréal, l’Association québécoise de pédagogie collégiale sera fondée à l’occasion de son premier colloque ayant pour thème « Les modes pédagogiques ». On comptait alors dix-sept participants et participantes, et l’ensemble du colloque s’est déroulé du début à la fin autour de la même table ronde… « Ce fut une rencontre quasi amicale, commente Bernard Morin. Nous nous connaissions pratiquement tous. Disons-le : ce fut un moment marquant. Le thème "modes pédagogiques" était entendu dans deux sens : les modes pédagogiques étaient nombreuses à l’époque et souvent passagères, mais les modes, c’était aussi les méthodes et les approches pédagogiques. »
À cette occasion, Bernard Morin sera nommé président, Claude Gagnon, du Cégep de Thetford Mines, vice-président; André Gaudreau, du Cégep de Saint-Hyacinthe, secrétaire-trésorier; Jean-Pierre Goulet, du Collège de l’Assomption, conseiller; et Gilles Paiement, du Cégep de Saint-Hyacinthe, conseiller. Gérald Sigouin du Collège Marie-Victorin était aussi du groupe fondateur à titre de conseiller pédagogique et de répondant local Performa.
Un lieu qui se voulait neutre
Au départ, les orientations de base du nouvel organisme visaient la création d’un regroupement de toutes les personnes qui s’intéressaient au développement pédagogique, tant du point de vue de l’apprentissage que de l’enseignement. Bernard Morin est affirmatif : « Ce lieu se voulait neutre. La plupart d’entre nous étions d’anciens professeurs qui entretenaient de bons contacts avec les enseignants. Nous savions que nous pouvions travailler avec les enseignants à condition qu’ils ne se sentent pas dans un contexte de conflit patronal-syndical ou de petites guerres interdépartementales. Nous répétions souvent que ce lieu de rencontre se voulait neutre.
« … bien au-delà de nos intérêts immédiats de conseiller pédagogique, s’exprimait le besoin de disposer d’un lieu « neutre » où il deviendrait possible de traiter de pédagogie collégiale, en collégialité justement, en dehors du cadre trop souvent paralysant de l’affrontement patronal-syndical, en dehors des isolements et des barrières de fonctions comme nous le vivions dans nos collèges. » (3)
"En ce sens, l’AQPC est resté fidèle à son objectif de départ. C’est ce qui a permis sa survie. L’Association est devenue un lieu de ressourcement professionnel, et ce, pour toutes les catégories de personnels. Quand on regarde aujourd’hui la composition des membres de l’Association ou des participants au colloque, elle est composée à 70 % de professeurs et inclut la participation de nombreux cadres et professionnels. »
Des débuts difficiles
Bernard Morin avoue que les débuts de l’AQPC furent très difficiles. « Il y avait carrément de l’hostilité, de la méfiance. Une hostilité bien réelle du côté de la Fédération des cégeps et de certains officiers de la Direction de l’enseignement collégial. Nous avons tenté de rétablir les contacts assez rapidement, parce que nous avions de la difficulté à voir comment on pouvait faire avancer un projet comme celui-là sans créer des liens les plus cohérents possible avec les instances et les organismes importants du réseau. Les premiers contacts ont été difficiles et parfois assez désagréables. On nous mettait carrément les bâtons dans les roues. Il y a eu, dans un certain nombre de collèges, des refus à la participation des professionnels ou des professeurs aux activités de l’association. »
Des problèmes financiers préoccupants
C’est sans compter les problèmes financiers. « Nous n’avions pas une cenne. Nous avons mis de l’argent de notre poche à certains moments. Nous devions nous porter garants auprès de notre Caisse sans quoi elle refusait de nous avancer de l’argent. Les deux ou trois premières années ont été périlleuses. Nous nous demandions souvent si nous allions continuer. Le fardeau était lourd à porter. Les choses se sont tassées progressivement au fil des années avec l’augmentation du membership et du nombre de participants au colloque annuel. La création de la Revue de pédagogie collégiale et son financement par le Ministère a été de ce point de vue un moment de bascule vers une certaine stabilité financière. »
L’AQPC, un révélateur de la réalité des collèges et du réseau
40 ans plus tard, l’AQPC est devenue une institution collégiale d’importance. Avec la tenue de son colloque annuel et la publication et le rayonnement de sa revue Pédagogie collégiale, l’organisme est reconnu comme un joueur majeur du réseau collégial. « Le colloque est un des moments phares de l’année collégiale. Plusieurs activités de fin d’année dans les collèges sont planifiées en tenant compte du colloque annuel de l’AQPC début juin. Par contre, il est possible que la situation actuelle fasse courir des risques importants à l’AQPC avec l’abandon du colloque de l’an dernier et sa tenue en mode virtuel cette année. C’est sans doute le lot de bien d’autres organismes de ce type. Mais l’AQPC reste une représentation très concrète de ce qu’est devenu le réseau collégial. La vitalité pédagogique des collèges s’exprime annuellement dans le colloque. L’AQPC demeure un révélateur de la réalité des établissements et du réseau. C’est ce qui a fait sa force. C’est unique. C’est ce que disait Paul-Émile Gingras avant de nous quitter. Il considérait que l’avenir de l’AQPC était assuré, parce que nous avions maintenu ce lien entre le développement de l’enseignement collégial, la formation fondamentale et, ultimement, son intégration dans les programmes d’études. »
« En somme, il semble évident que l’AQPC a su contribuer, à sa manière, à façonner l’identité de l’ordre d’enseignement collégial et aider à la mutation des cégeps, les faisant passer de leur statut d’établissement à celui d’institution d’enseignement supérieur. Elle a apporté une contribution originale et reconnue à la construction d’un nouvel ordre d’enseignement. » (4)
1. Bernard Morin, Paul Inchauspé, Roch Tremblay.Un devoir de mémoire. Trois essais sur les 50 ans des cégeps.
2. ibid.
3. ibid.
4. ibid.